J’ai pris tout ce que j’aimais et j’en ai fait tout ce que j’ai pu.
– Michel Faubert
Premier texte de Philippe Garon pour la série Textes des membres de Rhizome.
Je m’appelle Philippe Garon. Je suis né en 1974 à Ste-Anne-des-Monts. Cadet d’une famille de quatre garçons. Une famille traditionnelle. Mon père a été élevé sur une ferme dans le Kamouraska. Menuisier de formation, il a travaillé 33 ans en éducation. Depuis qu’il est à la retraite, il opère un moulin à scie portatif, et ce, même à 87 ans bien sonnés. Ma mère a six ans de moins que lui et est tout aussi active. Femme au foyer, elle a bénévolé toute sa vie en santé et en culture. À chaque fin de semaine, mon père puis moi, on allait dans le bois. Puis à chaque fin de semaine, on allait à la messe. Peut-être que mon sens de la communauté, que ma tendance à vouloir faire ma part dans la société, viennent de là. On m’a beaucoup aidé dans la vie, alors je me sens le devoir d’aider moi itou.
Ça m’a pris énormément de temps à me trouver. J’ai essayé plein d’affaires avant d’aboutir en littérature. Depuis 2004, j’ai publié six livres. Comme je m’intéresse à l’oralité, j’ai aussi participé à de nombreux projets en arts de la scène, souvent avec un accompagnement musical. Des spectacles comme Du beau monde par exemple, avec Amélie Laflamme et André Vander. Mes textes prennent différentes formes : récit, conte, chanson, théâtre, roman, essai, poésie. Je me définis donc comme un généraliste des arts littéraires. Le plus gros de mon temps, je le passe avec des enfants, à réaliser des animations dans des écoles, des bibliothèques puis des salles communautaires. Depuis 2018, je m’intéresse aussi beaucoup à l’ethnographie. Et ça, c’est la faute au conteur et chanteur Michel Faubert, qui est un des piliers du renouveau du folklore au Québec.
Ma première rencontre avec Michel remonte à 2000, je crois. De retour à l’Université Laval dans ma série d’essais erreurs, j’étudie alors sans grande conviction en enseignement du français et de la morale au secondaire. Pour essayer d’avoir une vraie job? Pour rassurer mes parents? Pour améliorer ma maîtrise du français? Toutes ces réponses peut-être. Parce que mon inaccessible étoile, c’est de devenir écrivain.
Le bogue de l’an 2000 ne nous ayant pas tués, monsieur Faubert sort son album « L’âme qui sortait par la bouche du dormeur ». À l’époque, j’écoute pas mal la radio de Radio-Canada. « Macadam tribus », animé par le très regretté Jacques Bertrand. « Indicatif présent », animé par Marie-France Bazzo. Est-ce grâce aux ondes publiques que je décide de me procurer ce disque-là? Fouille-moi. Ça se peut que ce soit plutôt un article dans le défunt mensuel « Voir » qui ait piqué ma curiosité. Ou bedon un extrait passé à l’antenne de CKRL (la plus ancienne radio communautaire francophone en Amérique en passant). Ou des croisements entre ces différentes options. Toujours que je rencontre Michel Faubert. Sa voix en fait. Ça fesse dans le dash. Un tissu de mystères puis de mensonges plus vrais que des cauchemars. C’est dur à expliquer ce que j’ai vécu en écoutant ça. En réécoutant ça. En boucle. C’était sensationnel. Dans plusieurs sens. Oui, ça me procurait des sensations rares, ça m’impressionnait. Mais sensationnel aussi parce que, comme le définit si bien Antidote, ça revêtait une valeur exceptionnelle. Ça s’est gravé grave dans l’homme que j’essayais alors de devenir. Quelque chose d’inédit dans ma vie. D’ineffable. De profond.
À 26 ans, le trad, ça me branche pas. Au départ, ma fascination pour le bonhomme repose sur autre chose. Sur certaines prédispositions congénitales peut-être: un penchant pour la tristesse, pour les déséquilibres, pour les sparages2 que tentent les humains face à leurs tourments. Pour le merveilleux. Dans le temps, j’ignore tout du patrimoine immatériel, de l’immense édifice de collectage bâti par Marius Barbeau, Carmen Roy, Germain Lemieux ou Luc Lacourcière, qui sont allés rencontrer des vieux et des vieilles afin de sauvegarder des milliers de chansons et de contes traditionnels, mais aussi des savoir-faire d’autrefois. Non. Comme j’écoute peu de musique folklorique, c’est pas cette facette-là de Michel qui me parle. Je peux pas mettre le doigt avec précision sur les besoins que ça vient satisfaire en moi, mais mon vague à l’âme se laisse entraîner dans les images troubles que Michel montre sur les murs de sa caverne.
D’ailleurs, comment décrire l’animal? Pour moi, Michel est une sorte de Nick Cave. Comme lui, ses matériaux de prédilection, les forces qu’il met en jeu, sont l’amour, la religion, la mort, la violence. Son penchant pour le gothique vibre dans notre paysage culturel. Sa curiosité aussi. Il ratisse large dans ses inspirations, dans l’intelligence avec laquelle il articule mots et émotions de même que dans la singularité de ce qu’il crée. En sa compagnie, il me semble qu’on n’est pas du côté de la nostalgie ni du pittoresque. Les liens qu’il tisse entre le passé et le présent ne rassurent pas. Ils perturbent. En s’appuyant sur des archétypes anciens et puissants, il a le tour de creuser dans la psyché collective et de nous traîner avec lui dans ces ténèbres-là, en virtuose, d’une manière grinçante, inquiétante. Une forme de plaisir pas optimiste pour deux cennes. Avec lui, quand on rit, en général, on rit jaune. La parole de Michel Faubert rend possible même le plus étrange. Et plus souvent qu’autrement, ça n’a rien de joyeux. La beauté de tout ça se trouve ailleurs. Comme s’il entrouvrait un gros rideau de velours noir. La trappe qui mène au grenier.
Bref. Après quatre ans de vivotage universitaire, je rapatrie mon mal-être en Gaspésie. Mes tentatives professionnelles et amoureuses au début de ce retour au bercail ne s’avèrent pas particulièrement brillantes. Ma tendance dépressive s’aggrave. Je bois. Mal. Je m’enfonce de plus en plus dans une manière de spleen vaseux. Puis, par un coup de chance, une offre d’emploi attire mon attention. Ma petite ville natale a besoin d’un nouvel agent de développement culturel. En rêve, je me vois dans cette chaise-là. Le jour de la date limite, je leur envoie CV et lettre de motivation. Convoqué en entrevue, je charme le comité de sélection. Bingo! Cet emploi-là est multitâches : mettre sur pied un marché public, piloter la rédaction d’une politique culturelle, écrire des articles, rescaper un événement en sculpture, coordonner la revitalisation de notre quartier historique, etc. Pour la première fois de ma vie, j’occupe un poste que j’aime et dans lequel je me sens compétent. Utile. Apprécié. Et comme un bonheur arrive rarement seul, une maison d’édition accepte de publier mon premier livre (Salut, mon frère!). C’est le bout de la marde. Je porte plus à terre. J’ai trente ans et mon idéal se réalise. Je me sens bien dans ma peau comme jamais.
Puis Michel Faubert là-dedans? Sa sorcellerie continue d’agir en moi. Son album « La fin du monde », savamment fignolé avec Jérôme Minière, sort en 2006. Je vais voir le spectacle des Charbonniers de l’enfer et de Gilles Vigneault à New Richmond. Son œuvre m’habite de plus en plus. Puis personnellement, je me rapproche de ce qu’on peut appeler un « artiste ». Dorénavant, je reçois des invitations en tant qu’auteur.
Sur le marché du travail, ça chire. J’avais été bien averti en partant : « Le milieu municipal, c’est bitch. » Je me fais faire un coup de cochon; je dois me trouver un autre gagne-pain, mais je tiens bon. Et affectivement, ça va assez bien pour que mon amoureuse et moi on décide d’avoir un bébé. Mon deuxième livre s’adresse d’ailleurs à lui: Ton dictionnaire du bout de la Terre. À un moment donné, le téléphone sonne, ma dulcinée répond, c’est Alan Côté du Festival en Chanson de Petite-Vallée. Il m’invite à participer à l’événement en tant que parolier avec une belle pochetée d’autres jeunes. En fait, entre les Klô Pelgag, Lisa Leblanc, Myëlle, Samuele, VioleTT Pi et compagnie, je suis le doyen. Et là-bas, à travers les personnes qui nous encadrent comme Edgar Bori, Daniel Lavoie et Marie-Claire Séguin, qui s’occupe de nous pour la mise en scène des spectacles? Nul autre que le Michel Faubert des bois. Je peux enfin le rencontrer pour vrai. Dans le tourbillon du festival, je réussis à passer du temps avec lui. Chauve comme une boule de quilles, il a quand même la broue dans le toupet. Ça ne l’empêche pas d’afficher un sourire king size de compétition. Je le regarde aller, avec sa frénésie calme, ses instincts périlleux. Un enfant qui s’amuse, ma foi du bon yeu! Il me guette sur scène, m’entend garrocher mes mots dans un micro. C’est tout croche. Je bénéficie de ses conseils. Mon texte « Le roi est mort », une sorte de pastiche de « Monkey suicide » de Jean Leloup, l’intrigue. Une manière d’ovni inspiré par un atelier d’écriture avec les participant·es d’un organisme en alphabétisation. Ça lui donne un peu mes couleurs. Il jongle avec les ingrédients de notre brigade chansonneuse comme un alchimiste fou braque. Expérience intense que ce festival, je repars de Petite-Vallée avec des envies de contacts directs avec le public. Et une idole.
À la maison, j’en arrache. Mon couple bat de l’aile. Notre enfant, avec son arrivée dans le système, se fait rejeter à répétition. Quelque chose cloche, mais personne ne comprend. Ça se traduit par des crises. Il peut frapper, mordre les autres enfants. À chaque semaine, on m’appelle pour que j’aille le chercher. À l’ouvrage, j’arrive de moins en moins bien à me faire accroire que je peux occuper un emploi conventionnel. J’étire mon élastique et finis par fesser mon Waterloo. Un matin, au bureau, je n’arrive plus à lire mes courriels. Ils semblent écrits en cyrillique. Et le lendemain itou. Je me tape un épuisement professionnel. Faut que je me repose. Que je me berce à côté du poêle à bois. En flattant des chats. Que je me questionne sur mon avenir. Accepter de prendre du citalopram, ça ne règle pas tout. Une chance que notre fils est là. Pour m’obliger à me lever le matin. Que ma blonde est là. Pour ne pas me prendre en pitié. Alors, je me refais doucement une santé. Je décide d’essayer de gagner ma croûte avec l’écriture.
Serge-Patrice Thibodeau des éditions Perce-Neige de Moncton me commande un recueil de poésie. On est dans la foulée du Printemps érable. Je pars en résidence de création dans une cabane sans eau ni électricité à Pré-d’en-Haut, sur le bord de la rivière Petitcodiac. Pour essayer de comprendre ce que c’est que l’indignation collective. Je vis une connexion épeurante avec les mots, avec Calliope. Elle me harcèle, me réveille la nuit pour que j’écrive. Le canal s’ouvre grand. Ça me tombe dessus en continu. Plusieurs des textes arrivent avec des mélodies. Mon intuition me dit qu’en plus du livre, je dois produire des chansons. Je demande à Guillaume Arsenault de m’aider. On réussit à sortir un album. La suite logique, c’est un spectacle. J’interpelle Michel pour nous aider. J’engage des complices pour la musique. Et c’est probablement à travers ce trip de gang-là que le déclic se produit. Le temps de monter notre proposition, Michel vient rester à la maison. On s’apprivoise un peu plus. On a du temps. Sûrement que notre tendance à coq-à-l’âner prend vraiment de l’élan à ce moment-là. Par coq-à-l’âner, j’entends le type de conversations échevelées qu’on se paye à tout bout de champ. Tout en humour, sans pétage de broue. Il me parle d’une exposition qu’il vient de visiter, qui me fait penser à un livre que je viens de lire, qui lui fait penser à un disque qu’il écoutait il y a trente ans, qui me fait penser à un film que je veux aller voir et ainsi de suite. Mon projet CR!ONS ne me permet pas de toucher le pactole, mais ça m’aide quand même à me solidifier dans ma pratique artistique. Et dans ma relation avec maître Faubert. Parce que c’est sûrement à ce moment-là que je deviens un disciple de l’enfant terrible de Choisy, hameau de Rigaud, sur le bord du lac des Deux-Montagnes.
En passant, être un disciple pour moi, ça veut dire adhérer à la vision d’une personne qui excelle dans son domaine. Avoir un modèle, sans le copier, sans l’imiter, sans le suivre aveuglément. De toute façon, Michel ne donne pas dans le prosélytisme. Il n’a pas cherché à me convaincre de le « suivre ». Mais c’est sûr que si j’essaie de décortiquer ça de manière cérébrale, notre différence d’âge, ses expériences professionnelles et sa rigueur sont des éléments qui m’ont attiré. Et plusieurs points communs, comme de vénérer les Mellotrons, mais de ne pas capoter sur la technologie d’aujourd’hui, comme les téléphones cellulaires; un changement pour nous, ça doit impliquer une amélioration. On est bizarres de même. Évidemment, constater qu’il porte un bagage qui risque de se perdre, ça m’interpelle. Ce que Bernard Émond appelle l’anomie3. Donc, on peut dire que la notion de passation entre en ligne de compte. Au départ, c’est plus pour rire que je l’appelais « maître ». Mais ç’a fini par me rattraper dans le croche. Par son rapport au passé, à la culture, au langage, à l’humain, au rôle de l’artiste, il s’est imposé comme mon idéal dans ce que je veux devenir.
Donc, je me mets à absorber son œuvre comme un safre. Le diagnostic est sans appel; me voilà gravement atteint de michelfauberite. Je cherche les occasions de passer du temps avec lui. Lors d’un Salon du livre de Rimouski, sous prétexte de quelques libations, on réinvente le monde avec la femme de ma vie et José Acquelin, calligraphe sublime. À un moment donné, voulant explorer le filon des adaptations de contes traditionnels canadiens-français, je réussis à l’engager pour un mentorat. Là, on se retrouve, juste tous les deux, à Bonaventure. Pendant une couple de jours, on s’active ensemble autour du personnage du magicien Bonnet rouge. Le défi que pose l’histoire à actualiser devient un creuset pour développer notre complicité. Affectivement, me voilà dans une drôle de posture; je l’admire, mais il ne me regarde pas de haut. Pantoute. Mon complexe d’infériorité ne l’intéresse pas. Il me considère comme un égal. Et désamorce avec naturel ma tendance groupie. On niaise, on rit ensemble comme deux débiles. Dans la balance, on dirait que son sens de l’humour et sa profondeur s’équilibrent. Et de ce séjour déterminant, je retiens une image du grand homme, debout dans la cuisine chez nous, qui me fait une déclaration d’amitié. Quand j’y repense, il me passe dans le sternum un genre de réchauffement. Dorénavant, j’ai un grand frère choisi.
Au téléphone, par courriel ou en personne quand on peut se croiser quelque part, on se lance sur des pas pires dérapes intellectuelles. Grâce à lui, je lis Huysmans. Ça me régale, les récits de satanisme et de mysticisme de cet antagoniste de Zola, le monument de l’école naturaliste que je trouve presque aussi plate que Proust, je m’en confesse. C’est aussi par lui que je me mets à vraiment capoter sur Patrice Desbiens. Avec ma fiancée, nous parlons de Depeche Mode et de la scène underground du new wave, dont les éphèbes de Basildon n’étaient que la pointe de l’iceberg.
Lors d’une visite, Michel chante une chanson éponyme à notre fils. Me raconte sa virée dans la Cité interdite, à Pékin, bien avant l’ouverture de la Chine aux Occidentaux, dans le temps qu’il était marionnettiste pour le Théâtre de l’Œil. À sa suggestion, je vais voir l’Orchestre d’hommes orchestre. Moi, je mets du Black Midi dans ses oreilles et « Profil de l’orignal » de Danielle Maillet dans ses mains. Un jour, il me donne une copie de « Le Trésor de la langue » de René Lussier. On dirait qu’il sait exactement comment me donner du gaz. Bonheur mutuel. Quand on se propose des œuvres comme ça, l’effet domino opère, les liens émergent spontanément, exponentiels, dans un délire réciproque d’idées qui revolent partout en éclaboussures sonores et gestuelles. Mais on ne parle pas juste du travail. Même si nos échanges à propos de la culture générale alimentent forcément notre ouvrage. Il se développe une intimité, une proximité sécuritaire, dans laquelle je peux, entre autres, lui parler de nos enjeux de parents qui, après plusieurs années à patauger dans le flou, savent maintenant que leur enfant a un trouble du spectre de l’autisme. La frontière n’est pas tout le temps claire, comme de raison, entre le personnel et le professionnel. Surtout dans des métiers de passionnés comme les nôtres. Mais ce que je sens, c’est que nos virées verbales sans queue ni tête nous alimentent tous les deux.
À ce stade-ci, tout semble indiquer que la michelfauberite aiguë chronique est une maladie grave et incurable dont le principal symptôme est l’espérance fébrile du prochain échange. Une maladie qui me fait du bien, qui me tire vers le haut. Lors d’une formation en mise en scène de spectacles littéraires qu’il donne à Trois-Pistoles, mon envie de monter une prestation solo se cristallise. En entendant un de mes poèmes, il dit : « C’est une prière. » Avec un ton de voix qui sous-entend : « Faut que tu fasses de quoi avec ça. » En échangeant avec lui et les autres participantes de la formation, les bases de mon projet apparaissent. Je veux explorer comment l’empreinte de la religion catholique influence qui je suis et ma manière d’essayer de comprendre le monde. En contes, chansons, poésie et musique, d’un point de vue historique, sociologique, philosophique et chaotique. Zéro commercial comme projet. Complètement champ gauche. Mais c’est plus fort que moi; bien que je ne sois pas dévot, je me sens attiré par les églises, ces fantastiques bâtiments en péril, par les objets, les toiles, sculptures qu’elles contiennent, leur acoustique, les chants sacrés. En plus, aussi ésotérique que ça puisse sembler, je crois en les remous d’humains que ces bâtiments ont pu absorber au fil des décennies, à travers les messes, les confessions, les mariages, les baptêmes et les funérailles. Malgré tout le mal dont s’est rendu coupable le Vatican et plusieurs de ses servantes et servants, je suis partisan du devoir de mémoire envers les femmes et les hommes de bien qui ont servi dans les ordres en faveur de l’éducation, de la santé, pour combattre la misère. Par-dessus le marché, depuis le temps que Bernadette Soubirous, les stigmatisés et autres légendes tirées du purgatoire peuplent l’univers de Michel et nos bavardages, il m’apparaît naturel, en tant qu’émule, de monter une telle prestation. Pari risqué, certes, mais obligé.
Alors je m’investis à fond dans le processus, avec joie, avec Leonard Jordaan, un artiste originaire d’Afrique du Sud installé dans la Baie-des-Chaleurs. Non seulement il prend plusieurs semaines de son temps pour m’accompagner dans l’idéation, mais son aide sur le plan de la promotion nous permet de développer des outils de qualité. Comme je n’arrive pas à obtenir de bourse du CALQ ni du CAC, je sollicite des instances locales : la municipalité de Bonaventure, la fabrique, la MRC. Leur appui me permet de produire le spectacle solo « En vérité, en vérité je vous le dis ». La COVID nous oblige à patienter, mais ça nous permet de mûrir nos idées et à l’été 2021, je peux accueillir le public à l’église de mon village d’adoption pour une série de représentations étalées sur deux mois. Avec comme but d’attirer la population locale, oui, mais aussi des touristes. Bon an mal an, notre région accueille 600 000 visiteurs. Ça représente quand même un beau potentiel. Alors, je me lance. Depuis, j’ai donné vingt-quatre représentations dans des chapelles et des églises rurales de la Gaspésie et du Bas-Saint-Laurent, en général, devant des assistances comptant en moyenne une vingtaine de personnes. Presque exclusivement composées de personnes âgées. Pour les 16 représentations données à Bonaventure, je demandais une contribution volontaire, ce qui m’a valu un cachet de 130$ par soir pour ces performances-là4.
L’aventure me laisse quand même un sentiment de déception. Dès le départ, je savais que c’était audacieux comme idée. Voire téméraire. Est-ce que les gens ont peur d’aller dans les églises? Sont-ils allergiques au thème de la religion catholique? Poser ces questions, c’est un peu y répondre. Ceci dit, en prenant Michel comme modèle, je me crée des attentes. Et, c’est bien connu, l’équation du bonheur, ce sont les attentes divisées par la réalité. Bien sûr, je ne me produis pas dans de grandes salles prestigieuses, je ne génère pas des profits faramineux et mon travail suscite peu d’intérêt du côté des médias. Mais de telles attentes sont-elles réalistes? Je dois me raisonner par rapport à la frustration que j’éprouve. Même si Michel n’a pas vu « En vérité… » et que je n’ai donc pas pu bénéficier de ses commentaires, je crois que son enseignement m’aide à m’améliorer. Je comprends de mieux en mieux comment écrire pour m’adresser oralement à un auditoire, comment monter un ordre de pièces efficace, comment me préparer, comment me concentrer sur ma présence avec le public, etc. Mon spectacle solo m’attire beaucoup de commentaires élogieux. Et en général, les gens restent après les représentations. Ça stimule des discussions, sur le catholicisme évidemment, mais d’une manière plus large, sur tout ce qui disparaît : une certaine culture québécoise, oui, mais quelque chose de plus profond aussi il me semble. Notre capacité à faire des liens entre le passé et le présent? Entre individus et communautés? Entre altérité et identité? Toutes ces conversations, ça doit vouloir dire que mon travail sert à quelque chose, non?
La surabondance dans l’offre de spectacles entraîne une compétition féroce. Sur le site de Scène Pro, le catalogue de l’association Rideau, on compte 1634 propositions différentes. Dans son plus récent relevé sur les représentations en arts de la scène, l’Observatoire de la culture de l’Institut de la statistique du Québec révèle un taux d’occupation moyen de 65% de l’assistance payante pour les huit premiers mois de 2022. Quand on regarde les données de 2021 concernant les parts de représentations, d’assistances et de revenus, on se rend compte, sans grande surprise, que c’est l’humour qui réussit le mieux. Ce qui tend à illustrer le principe de la saucisse Hygrade. Mais la place qu’occupe l’humour dans l’industrie culturelle québécoise ne s’est pas bâtie en un jour. On ne devrait donc pas trop se surprendre qu’un produit relativement récent comme les spectacles littéraires soient plus difficiles à vendre, entrant dans le maigre 1,1 % de la catégorie « autres »; à moins que la majorité des productions en arts littéraires n’entrent carrément pas dans les statistiques? En tout cas, moi, je sais que je n’apparais pas dans les statistiques. Je gère la patente de manière totalement indépendante. Après maintes tentatives, il m’apparaît improbable de percer par la voie royale. Et c’est sûrement très bien comme ça. Quand je parle à des ami.e.s qui œuvrent en musique actuelle, par exemple, je sais que tout un pan de la culture passe sous le radar de l’industrie. Peut-être que finalement, c’est ça ma talle, l’art marginal? De toute façon, je m’identifie beaucoup plus aux artistes d’une certaine mouvance alternative qu’à ceux qui obtiennent un succès populaire. À celles et ceux qui questionnent, réfléchissent, cherchent, expérimentent, provoquent. Comme les maraîchers de proximité.
Malgré la blessure d’égo, je gagne en aplomb. C’est mon chemin choisi. Je dois continuer à apprivoiser mon cheval fou d’orgueil. Le regarder dans le blanc des yeux. Évidemment, j’aimerais obtenir un peu plus de reconnaissance. Mais devenir une vedette? Non. La reconnaissance est une drogue qui entraîne l’accoutumance; c’est à prendre garde. Évidemment, je pourrais adapter ma proposition pour l’offrir à des résidences pour personnes âgées. Je travaillerais alors avec un public captif à qui ça ferait sûrement du bien. Mais la sortir des églises, est-ce que ça la dénaturerait? Je dois peut-être tout simplement continuer doucement, quand les opportunités se présentent. Pour que plus de monde, des jeunes surtout, voient ces lieux-là. Pour défendre aussi l’idée selon laquelle la culture, c’est pas juste quand des artistes d’en dehors viennent nous voir ici. Parce que pour moi, non seulement le territoire québécois fourmille de manifestations culturelles autres que celles conçues en milieu urbain, mais la diversité et la vitalité des phénomènes culturels dépassent de loin ce qui est nouveau et ce qui est pensé afin d’être commercialisé. Et je rêve d’un Québec dans lequel ses multiples facettes, autant géographiques qu’historiques, seraient envisagées non comme des obstacles et des inconvénients, mais comme des forces.
Ce qui rejoint, d’une certaine manière, les préoccupations que je partage avec Michel. Et les couleurs d’un projet que nous mijotons ensemble. On discute de la forme que ça pourrait prendre depuis un bon bout de temps. Des thèmes qu’on voudrait aborder. De l’importance de recueillir ses souvenirs d’artiste marquant du paysage culturel québécois de notre époque, évidemment, mais à notre manière et surtout, pas comme une biographie chronologique. Nous voulons du dialogue endiablé. Entre lui et moi. Entre rat de ville et rat de bois. Un pied dans le passé, un pied dans le présent et l’autre dans le futur. Pas pour vendre. Juste pour le plaisir. Mais est-ce qu’un auditoire embarquerait dans la diffusion d’entretiens bâtis autour de nos lectures et autres nourritures culturelles? Est-ce que ça intéresserait quelqu’un d’autre que nous deux? C’est bien beau de parler, mais encore faut-il dire. À ce point de notre parcours, Rhizome arrive à la rescousse et nous prend sur le pouce. Pour partager le risque. Pour laisser des traces.
Alors, à l’intérieur de moi, le galop des images résonne. On roule. Sur une route de campagne. Michel choisit la musique. Il met « Starless » de King Crimson. À notre droite, le Fleuve. On arrive à un cimetière. On débarque. La lumière de l’automne nous rentre dedans. Les senteurs de l’automne nous rentrent dedans. Le vent brasse le feuillage agonisant des trembles qui gardent le lieu. Des outardes se lamentent. On les voit pas, mais elles sont là pareil. On marche à travers les pierres tombales. Sur les plus vieilles, les saisons ont usé les inscriptions. On a de la misère à lire les noms, les dates. Qu’est-ce qui reste de ce monde-là? Qui se souvient d’eux autres? De leur manière de vivre, de parler? Ces gens-là ont aimé, souffert, pardonné, oublié. Ils sont allés à l’école, à l’église, ont travaillé, se sont mariés, ont élevé leur famille. Ils avaient des animaux, un jardin, entaillaient leurs érables au printemps, fêtaient le Mardi gras, pêchaient l’anguille, sciaient des blocs de glace pour la beurrerie, consultaient un ramancheux quand il se blessaient, fabriquaient leurs propres vêtements, leur propre savon, leurs propres meubles, en prenant leur temps. Certains ont passé au feu. D’autres ont rencontré le diable. Ou la vierge Marie. Je sors mon calepin, mon crayon, pour prendre quelques notes. Pour un texte qui ne gagnera pas de prix, qui ne me vaudra pas d’article dans Le Journal de Montréal ni d’invitation chez Marie-Louise Arsenault, mais que je vais écrire pareil, parce que ça me démange. Parce que même si je ne fais pas partie des chouchous de la culture ni de la culture de masse, je trouve ça important. Que c’est ça ma vie. Parce que quelqu’un, quelque part, va peut-être tomber là-dessus un moment donné, comme Michel puis moi on déterre des fois des morceaux négligés, mais fascinants. Camarades de résistance. Maillons d’une longue lignée.
Je vois Michel continuer de marcher parmi les morts. Il se plante dans l’ombre de la statue d’un ange dont la trompette est cassée. Disparue. Mais comme pour la Vénus de Milo, on peut compléter l’ensemble. Par imagination. On peut réinventer ses membres fantômes. Ses histoires. Comme celle de la pomme de discorde. Michel se vire vers moi, les mains dans les poches. Il me parle de son père qui, parfois, insolitement, arrêtait le moteur de son tracteur en plein milieu du champ et s’accotait sur le volant pendant plusieurs minutes, en silence, pour enfin se décider à redémarrer l’engin et continuer sa besogne, comme si de rien n’était. Qu’est-ce qui se passait dans la tête de monsieur Gérard Faubert dans ces moments-là? Lui, habitant du pays incertain. Dépendant et en marge de sa religion, de sa culture, de sa langue, comme Jacques Ferron. Et nous voilà, Michel et moi, dépendants et en marge, nous aussi, de notre pays. À l’aimer ensemble pendant que les outardes rient de nous autres. Multitude qui s’en va encore vers le sud. Pour durer.
Photos du spectacle En vérité, en vérité, je vous le dis
Photo 1 et 2: René Faulkner
Photo 3: Ananda Dubé Gauthier
Biographie de l’auteur
Père du mouvement postnéobotchiste, Philippe Garon se définit comme un habitant et un généraliste des arts littéraires. Né en 1974 à Sainte-Anne-des-Monts, il explore notamment le conte, la poésie, le récit, le théâtre, l’essai, la chanson et le roman. Animal grégaire, l’écriture se vit pour lui surtout dans les rencontres et le mouvement : se faire marcher par son chien, bûcher, jardiner, skier. Il aime les arbres, la philosophie et la soupe aux légumes. Son plus récent livre jeunesse, « Les aventures de Sam », est un recueil d’adaptations de contes traditionnels canadiens-français publié aux éditions Planète rebelle.
Notes
- Source de la photo: https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/2/29/Michel_Faubert_2016-version_2.jpg ↩︎
- Sparages : n. m. (Québec, familier) gesticulations. Faire des sparages. (Antidote) ↩︎
- Anomie : n.f., philosophie, sociologie – Désorganisation, déstructuration d’un groupe, d’une société, causée par la disparition progressive de lois, de normes, de valeurs communes. (Antidote) ↩︎
- Mais dorénavant, je minimise le risque et quand on m’interpelle, je demande 350$ plus taxes et mes frais de déplacement. ↩︎