Un texte écrit par Corentin Lahouste pour les éditions numériques de Rhizome.

Ma conception de la littérature était large. Il m’arrivait de faire des lectures de ce que j’écrivais sous forme de performances, de mettre en scène mon roman, j’étais intéressée par le devenir de la fiction en dehors du livre, par l’impact de la fiction sur la vie réelle1.

Un nombre grandissant de propositions littéraires se sont délocalisées et, comme le note Florent Coste, ne tiennent plus « ni dans les livres, ni dans les rayonnages dont nous sommes les habitué[·e]s dans nos librairies, mais circulent dans des salles de spectacle, sur les murs des musées, dans des fichiers sonores ou audiovisuels, sur les écrans de nos ordinateurs et, plus largement, dans l’espace public »2. Ces propositions, qui ouvrent l’acte littéraire à des formes, des supports et des modalités esthétiques en mutation, relèvent du large secteur des arts littéraires et donnent ainsi lieu à des textualités – ou même, de manière plus large encore, à des opérations d’écriture3 – de type « multimédiatiques, polyexpressives et [fréquemment] multi-auctoriales »4. Qu’elles soient spectacularisées, exposées ou médiatisées – pour renvoyer aux trois grandes catégories d’arts littéraires identifiées dans le travail de nomenclature effectué depuis 2022 par l’équipe du laboratoire Ex situ dirigé par le professeur René Audet à l’Université Laval –, s’en dégage une conception renouvelée de la littérature, de sa pratique, de son cadre d’application et de ses dispositifs de monstration et déploiement.

Carte arts littéraires
Verso de la carte postale de promotion des arts littéraires réalisée par l’équipe du Laboratoire Ex situ (ULaval).

Ce secteur émergent vient par conséquent décentrer la littérature de son support et de ses usages traditionnels, en battant en brèche l’idée standardisée à laquelle elle est habituellement rattachée : c’est-à-dire des mots (et uniquement des mots), couchés sur des pages en papier, reliées en un livre, écrit par un·e auteur·rice, publié par une maison d’édition. S’y joue une remise en jeu du geste de création littéraire par le recours à « une variété de modalités formelles et matérielles, qui témoignent d’une inventivité nouvelle dans la façon de créer »5. Éclosent de la sorte des propositions inusitées, des modalités d’écriture originales, parfois déstabilisantes, comme lorsqu’il s’agit d’un poème rédigé sur écran et publié en ligne dont les lettres et les mots s’animent, bougent, se reconfigurent, se superposent, prennent successivement différentes formes, ainsi qu’en attestent de nombreuses créations hypermédiatiques de l’écrivain français Jean-Pierre Balpe.

Poème hypermédiatique de l’écrivain français Jean-Pierre Balpe, « EndoTexte 1 »
– voir https://www.youtube.com/watch?v=HSXSrvisfCk.

À travers ces pratiques (qui s’établissent de manière croissante dans l’échiquier culturel en Occident), l’activité littéraire est donc de plus en plus souvent amenée à se déporter d’un travail exclusif sur le langage et d’un ancrage unique sur la page. Ce faisant, la production livresque apparait davantage comme une étape ponctuelle (et non impérative ou indispensable) dans une démarche plus large – volontiers de moyen ou long terme, menée sur plusieurs années – dès lors marquée par de multiples concrétisations matérielles ou performatives. Car les arts littéraires encouragent, ainsi que nous avons pu l’avancer avec René Audet, « un régime de l’itération, de la récursivité, d’occurrences propositionnelles sans cesse relancées (faites de bonds et de rebonds, d’addendas ou d’effacements successifs) »6. Les projets qui se développent en pareil contexte, de même que les éventuelles œuvres qui y voient le jour, s’affirment comme des lieux d’échanges, comme des tissus foncièrement composites et vibratiles au sein desquels « les divers espaces de diffusion constituent une chaine de coopération »7.

Capture écran article Corentin
Photographie d’une des représentations-performance de Dio du collectif anthropie, réalisée
à Strasbourg en 2020 (voir https://anthropie.art/dio-performance/).

L’autrice québécoise Mimi Haddam parle par exemple de ses réalisations, qu’elle dit « en quête de mouvements sensibles », comme investissant « [d]es espaces incertains et sans formes étanches », tandis que l’écrivaine-chercheuse franco-québécoise Céline Huyghebaert cherche à développer les siennes dans des espaces transdisciplinaires où « d’un côté, la littérature n’a plus besoin du seul livre pour être diffusée et, de l’autre, les arts visuels s’approprient néanmoins, parmi d’autres, ce médium traditionnel du champ littéraire pour l’intégrer à part entière au champ de la pratique artistique »8.

Article Corentin Lahouste
Vue de l’exposition tes suppressions de Céline Huyghebaert, Caravanserail, Rimouski, 2024 // Crédit : Fanny Basque.

Les pratiques d’arts littéraires engendrent de la sorte des configurations scripturales qui, généralement sous-tendues par une éthique du partage et de l’échange, activent, pour reprendre une formule de Dominique Dupart, une « zone étrange hybridée d’action et de création [située] à mi-chemin du geste physique, du geste social et du geste artistique »9. En dialoguant avec une palette élargie de supports et de canaux de création/publication autres que la forme livresque canonique (et en stimulant un mouvement de co-influence des régimes sémiotiques mis à profit), de telles occurrences engagent donc un bouleversement du paradigme littéraire conventionnel, consensuel, dont elles font vaciller les assises et les modes de réception.

Trailers de la forme spectacularisée du projet Extinction piscine du collectif suisse anthropie.

De telles pratiques chahutent, pour le dire avec les mots de Mathieu Larnaudie, « les us et coutumes de l’écriture efficace et fluide que la doxa réclame »10. Comme nous l’affirmions avec René Audet dans un article de synthèse portant sur les arts littéraires paru en septembre 2023, il importe de souligner qu’« [à] la relative rigidité d’un texte imprimé formellement stabilisé et sémiotiquement unifié, [ils] opposent la malléabilité d’une imbrication de supports (et de leur étoilement), d’un éclatement des formes investies (lié à une hybridation inscrite au sein même du dispositif des œuvres), d’une réception non linéaire, mais aussi d’une rencontre plus proximale (spatialement située), potentiellement plurisensorielle »11.

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Poète-graffeur au travail, dans le cadre du festival Québec en toutes lettres
(voir https://www.droitdeparole.org/2019/09/quebec-en-toutes-lettres-pour-la-suite-du-monde).

C’est ainsi – et pour mentionner un autre artiste engagé dans de semblables dynamiques – qu’Adrien van Melle, écrivain-plasticien français qui « travaille la fiction comme un matériau à part entière en faisant s’entremêler écriture, photographie, installation et vidéo »12 dit interroger à travers sa pratique « l’existence de la matière texte à travers des productions plastiques hors du livre »13. L’émergence de textualités provisoires, fluides, modulables – ouvertes aux variations médiatiques observables dans les diverses catégories de pratiques des arts littéraires – constitue au demeurant un des aspects prédominants des arts littéraires, dont les formes et modalités de publication innovantes convient le geste poétique (de même que le récit littéraire) vers de nouveaux horizons et espaces d’expression, autant iconiques, audios, numériques, haptiques qu’interactionnels.

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Vue de l’exposition Les souvenirs sont des cailloux lisses que la mer emporte présentée à Québec par Nana Quinn lors de la deuxième édition du festival Caniches – voir https://inter-lelieu.org/caniches-les-souvenirs-sont-des-cailloux-lisses-que-la-mer-emporte-nana-quinn/ //Crédit : Corentin Lahouste.

Élargissement, bouleversement, renouvèlement, transversalité et hybridation, cinq mots-clés dont les arts littéraires se révèlent être l’incubateur au sein du champ littéraire contemporain.

L’auteur

Corentin Lahouste

Lauréat d’une bourse postdoctorale Banting (2022-2024), Corentin Lahouste est chercheur à l’Université Laval au sein de l’équipe du Pr René Audet (Laboratoire Ex situ). Ses recherches portent sur des pratiques « buissonnières » de la littérature contemporaine en langue française, spécifiquement liées aux arts littéraires, et ont trait aux liens entre littérature et politique de même qu’à la diversification médiatique de l’acte de création littéraire. Sa thèse, soutenue en mars 2019 à l’UCLouvain (Belgique), a donné lieu à l’ouvrage Écritures du déchainement. Esthétique anarchique chez Marcel Moreau, Yannick Haenel et Philippe De Jonckheere (Classiques Garnier, 2021). Il est également co-auteur des livres Murs d’images d’écrivains. Dispositifs et gestes iconographiques (XIX-XXIe s.) et Urgence poétique, parus aux Presses universitaires de Louvain en février 2023 et mars 2020. Parmi ses derniers articles parus, l’on compte notamment : « S’affranchir du rapport médusant de l’idée d’œuvre littéraire : balises critiques sur la performativité et la réception des arts littéraires » (avec R. Audet, RELIEFvol. 17 – n°1) ; « Expérienciations verbo-visuelles et épiphanies transmédiales : L’Espace d’un instant (2021-2022) de Pierre Ménard », (ELFe XX-XXIn°13) ; « La création littéraire numérique belge, un domaine émergent » (Les Nouveaux cahiers de Marge, n°7) ; « Écritures amplifiées et défossilisations poétiques chez Emmanuelle Pireyre et Antoine Boute » (Recherches & Travauxn° 100).

Notes

  1. Laura Tinard, J’ai perdu mon roman , Paris, Seuil, 2022, coll. « Fiction & Cie », p. 21. ↩︎
  2. Florent Coste, Explore. Investigations littéraires, Paris, Questions théoriques, coll. « Forbidden Beach », 2017, p. 415. ↩︎
  3. Voir Christophe Hanna, Nos dispositifs poétiques, Paris, Questions théoriques, coll. « Forbidden Beach », 2010. ↩︎
  4. Magali Nachtergael, Poet Against the Machine. Une histoire technopolitique de la littérature, Marseille, Le mot et le reste, 2020, p. 101. ↩︎
  5. René Audet et al., « Les arts littéraires. Une littérature qui explore les possibles », rapport de recherche, Laboratoire Ex situ/projet « Littérature québécoise mobile », Université Laval, février 2024, p. 2. ↩︎
  6. Corentin Lahouste et René Audet, « S’affranchir du rapport médusant de l’idée d’œuvre littéraire : balises critiques sur la performativité et la réception des arts littéraires », RELIEF. Revue électronique de littérature française, vol. XVII, no 1, 2023, p. 191, en ligne : https://doi.org/10.51777/relief17717. ↩︎
  7. Romain Bionda, François Demont et Mathilde Zbaeren, « L’œuvre littéraire et ses publications : édition, exposition, performance », Itinéraires. Littérature, textes, cultures, 2022-2, printemps 2023, en ligne : https://doi.org/10.4000/itineraires.13110. ↩︎
  8. Céline Huyghebaert, Les membres fantômes. Donner la forme d’un livre à une disparition, thèse de doctorat, Montréal, Université du Québec à Montréal, 2018, f. 182. ↩︎
  9. « Comment perdre une lutte? », Publifarum, n° 34, 2020. http://publifarum.farum.it/index.php/publifarum/article/view/533/1013. ↩︎
  10. Voir Alexandre Gefen (dir.), La littérature est une affaire politique, Paris, Éditions de l’Observatoire, 2022, p. 142. ↩︎
  11. Corentin Lahouste et René Audet, art. cit., p. 187. ↩︎
  12. http://www.salondemontrouge.com/1072-adrien-van-melle.htm. ↩︎
  13. Liza Maignan, « Préface », dans Adrien van Melle, Un voyage, Paris, Éditions extensibles/Musée National Jean-Jacques Henner, 2020, p. 18. ↩︎