Pour le chantier Création, les membres de la communauté de pratique ont invité Alexandra Saemmer, autrice, éditrice et professeure en sciences de l’information et de la communication à l’Université Paris 8 Vincennes/Saint-Denis, à produire un essai sur le sujet. Ce texte fait ainsi office de point de départ d’une discussion en visioconférence entre les membres et l’autrice.
PAR ALEXANDRA SAEMMER
TABLE DES MATIÈRES
Introduction | Paradoxes d’une viralité critique | Les standards de la communauté, gestes-barrière | Qui est la cible? | Infiltrations d’un monde incertain | Écrire chez Mark | Accepter le délitement | Le software, format du monde | Grammatisations galopantes | Une dystopie désespérément solidaire | Vers une langue post-numérique | Petit précis de virologie
Le 8 juillet 2020, j’ai lancé une campagne d’infection de comptes Facebook par le virus XO. L’infection a démarré avec le post « Voyez qui consulte votre profil Facebook », diffusé par mon profil hétéronyme Anna-Maria Wegekreuz, et accompagné d’une mosaïque de photos de profils. Les profils tagués dans la mosaïque ont reçu ce post sur leur propre fil d’actualité, invitant à leur tour leurs amis à voir « qui consulte leur profil ».
L’ami qui cède à la tentation se voit redirigé sur une adresse web composée d’une suite des signes X et O. Sur la page intitulée InstaFace qui s’ouvre, l’ami apprend que « Suite à une erreur technique découvert il y a de cela quelque jour dans le system interne de Facebook, il est maintenant possible d’obtenir des informations sur les visiteurs de votre profil Facebook. Facebook reçois ces données mais ne les rend pas accessible aux utilisateurs. Vérifiez svp que votre liste de visiteurs est disponible en cliquant sur le bouton ‘Continuer’ ci-dessous ». L’ami pardonne les coquilles et appuie. InstaFace l’avertit alors qu’une « vérification sécurité » de son statut d’humain devra avoir lieu : il suffira de faire glisser un rectangle vert vers la barre de favoris. L’ami s’exécute. Dernier clic – l’écran devient noir, une moulinette tourne, la liste des visiteurs clandestins s’affiche. Hélas, leurs photos sont brouillées. « Cliquer pour montrer », l’ami s’exécute, encore : apparaît une liste d’enseignes commerciales promettant des bons d’achat et « rencontres réelles près de chez vous », en échange de quelques données personnelles. Au plus tard à ce moment, l’ami doute des bonnes intentions de XO. Mais il est trop tard, son profil a été infecté et ne cessera de diffuser l’invitation à découvrir la face cachée de Facebook.
Parmi mes amis Facebook, rares sont ceux qui se sont plaints de l’infection. Même si la porteuse du virus est mon hétéronyme Anna-Maria Wegekreuz (et non pas mon profil d’universitaire), mes amis ont sans doute considéré XO comme un outil de démonstration critique s’inscrivant dans l’histoire, déjà longue, des virus poétiques en net-art : histoire qui a débuté avec les erreurs 404 de JODI et se poursuit aujourd’hui avec les code-virus de Jaromil. Lors du colloque « Arts et réseaux sociaux » que j’ai organisé avec Emmanuel Guez au Centre culturel de Cerisy-la-Salle en 20181, un tel virus a infecté un réseau de communication local et a réduit à néant plusieurs jours de travail sur une édition in situ des actes. Certes moi, Alexandra Saemmer, n’ai pas officiellement approuvé, mais mes amis ont soupçonné Anna-Maria Wegekreuz d’avoir été complice de cette action. S’ils me croient donc, de toute évidence, capable de lancer une auto-infection virale, approuvent-ils pour autant l’action comme un geste critique authentique?
Paradoxes d’une
viralité critique
Peut-être que certains m’identifient plutôt à cette mouvance qu’Eve Chiapello et Luc Boltanski appellent, non sans dédain, la « critique artiste »2. En effet, je ne cesse de souligner3 que toute œuvre d’art numérique relève d’un « art du dispositif », entendu au sens foulcaudien4 : que toute œuvre d’art numérique puise dans les savoirs techniques que les industries du hardware et du software mettent à disposition mais qu’elle incorpore, par là même, les structures de pouvoir industrielles qui vont avec. La plupart de mes œuvres mettent, au sein de leur matière plastique et textuelle, en abyme cette relation conflictuelle entre savoir et pouvoir. En les fabriquant avec des softwares industriels, je perpétue cependant les structures de pouvoir ; je me laisse infecter par les visions du monde encodés dans le dispositif. Je fournis même, pourrait-on dire, aux entreprises propriétaires des clés pour distiller leur propre critique.
Le fait que le centre finit toujours par absorber la vitalité des marges, comme l’écrit Yves Citton5, est l’un des risques du geste critique en arts numériques. Un exemple éloquent est l’écriture en miroir, utilisé tôt dans le net-art pour déjouer des processus de surveillance et d’exploitation des données textuelles : quelle ironie de constater que l’interface de Facebook peut s’afficher désormais en police upside down, donc en miroir, à partir d’un petit changement de paramètres.
Les standards de la communauté, gestes-barrière
Le fait que les industries culturelles (du software mais aussi des séries : voir Black mirror) formulent aujourd’hui fréquemment, au sein de leurs productions, une auto-critique parfois sévère, peut surprendre. Or, cette appropriation permet de maîtriser l’orientation du geste critique, de canaliser et absorber son potentiel résistant. Les ingénieurs de Facebook sont par exemple les premiers à pointer la présence d’images violentes, haineuses et pornographiques sur la plateforme, et ils admettent que l’entreprise a tardé à y réagir de façon adéquate. Pour éviter que des « gens mal intentionnés »6 contournent les actuels mécanismes de repérage et de censure, l’entreprise argumente que le fonctionnement précis de la « machine de vision » assurant le filtrage des images, doit cependant rester secret : l’auto-critique justifie l’opacité.
Vouloir comprendre ce fonctionnement ne traduit pourtant pas forcément de mauvaises intentions : une machine de vision ne peut énoncer un verdict sur le degré de violence ou le caractère sexuel d’une image sans s’appuyer sur une idée de la violence ou de la sexualité ; idée qui se reflète par exemple dans la composition de la base de données avec laquelle le réseau de neurones a été entraîné. Ce qui est présenté comme relevant du « bon sens » ne va donc, en réalité, nullement de soi. La censure de certaines représentations du corps féminin par Facebook fait ainsi régulièrement débat.
Producteurs de fake news, gourous et criminels, mais aussi militants de tous bords et artistes essaient de comprendre et de déjouer les mécanismes de filtrage, de passer entre les mailles du filet des GAFAM qu’ils perçoivent comme idéologique et répressif. Lors du mouvement social des Gilets jaunes en France, les militants ont par exemple utilisé divers modes de cryptage (signes de ponctuation décalés, répétition de lettres, homophonies, anagrammes, contrepèterie…) pour faire passer leurs messages sur les plateformes grand public tout en essayant d’échapper aux processus de traçage automatisés soupçonnés de complicité avec des instances de surveillance étatiques7. Fascistes et anti-fascistes, zadistes, Black bloc et autres activistes ont fait de même, bien avant les Gilets jaunes. Ont émergé des écritures résistantes, dont le contre-modèle est moins le parler des élites traditionnelles conforme aux protocoles de communication socialement établis, que la langue conforme aux « standards de la communauté » dictés par les protocoles du sémio-capitalisme.
Qui est la cible?
Certains post d’Anna-Maria Wegekreuz générés par le virus XO, comme « [ ӏNCᎡՕҮABⅬE ] Еѕt-ⅽe ԛսе ⅴօtrе patrօո vіsⅰte votrе рrοfⅰⅼ Faⅽеbоοk ? Ⅰⅼ у а uո ⅿоyеո ⅾе ⅼe sаvοir ! >> Cliquez ici >>> », mobilisent une esthétique du glitch : esthétique avec laquelle mon hétéronyme expérimente depuis 2015. Il y a quelques années, il était non seulement possible de créer ces variations typographiques en injectant des contaminations unicode, mais de les faire dégouliner en dehors des espaces autorisés. Au-delà du malin plaisir que procurait le gribouillage dans le paratexte de l’interface, les glitchs laissaient des traces dans le code source de la page, pouvaient ralentir son exécution; par ailleurs, ils rendaient effectivement le texte partiellement inexploitable pour la machine.
Connaissant cette appétence pour les techniques de minage et autres pirateries, mes amis ont réagi aux émanations du virus XO propagées par Anna-Maria Wegekreuz avec des clins d’œil complices : « deux pour cent des utilisateurs le savent » (Arnaud Maïsetti), « Je suis bouche bée ! On consulte mon profil » (Eric Lint), « Merveilleux ces petits leurres » (Marc Jahjah). Le virus XO est, comme tous les virus artistiques, une expérience sociale : bien que les GAFAM soit restent impassibles face aux tentatives de subversion, soit s’en emparent pour se doter d’une aura fancy, l’artiste hackeur ou pirate jouit d’une aura qui le démarque de l’usager prétendu naïf. Je dirais même que parfois, le « consommateur lambda » reste la principale cible de ces farces et attaques, au lieu des vrais ennemis, inatteignables. L’infection par un virus artistique sera donc considérée comme flatteuse ou humiliante selon la réputation qu’un profil a su se construire.
Et pour être honnête, quelques amis se sont quand même inquiétés : Anna-Maria Wegekreuz aurait-elle été hackée? Je les ai rassurés en plaidant l’appartenance de XO à la « troisième génération » de littérature numérique, celle qui, selon Leonardo Flores, investit les plateformes populaires8. Ce même auteur, d’abord alerté par la présence d’un éventuel « piège viral », a alors acquiescé : « We need more literary viruses, hacks, and exploits out there, that’s for sure ».
Infiltrations d’un monde incertain
Cela fait plusieurs années que j’infiltre le réseau social Facebook avec des « profils de fiction », qui chacun performent un récit au fil des événements quotidiens. J’utilise le terme « infiltration » parce que la création de profils distincts de l’identité civile de leur auteur contrevient aux « standards de la communauté » de la plateforme et, plus particulièrement, au pacte d’authenticité qui donne valeur aux données personnelles.
Ma démarche s’est inspirée du large réseau d’hétéronymes entretenu depuis de nombreuses années sur Facebook par Jean-Pierre Balpe. Les vidéoséries de Germaine Proust ou Marc Hodges, les aphorismes automatiquement générés, séries d’images érotiques et excavations d’archives familiales de Rachel Charlus, le profil d’auteur décédé Maurice Roman et les incartades mélancoliques d’Antoine Elstir, accompagnent et cadrent les posts signés par Jean-Pierre Balpe, ici une échographie de sa hanche et photo-souvenir d’un déplacement professionnel, là une série de sourires de sa femme décédée : pièces à conviction qui alimentent le tissu fictionnel et le diffractent, au prisme de l’autobiographie. Un Monde incertain est une œuvre subversive : pour persister, un profil de fiction doit jouer au chat et à la souris avec le dispositif, qui n’a aucun intérêt à voir se multiplier des fictions sur son marketplace. Mais l’œuvre de Jean-Pierre Balpe est également touchante, déchirante, parce que l’auteur âgé de 80 ans perd consciemment son temps sur la plateforme, y trompe sa propre solitude, défie la mort à la manière du peintre Roman Opalka qui décomptait le temps restant de son existence sur des toiles de plus en plus blanches9.
Lorsque j’ai demandé à Jean-Pierre Balpe s’il n’était pas gêné par le fait de confier ses fragments d’existence à un dispositif industriel, il m’a répondu que bien au contraire, il comptait sur la force de frappe économique de l’entreprise pour leur assurer une forme de survie. Certes, l’auteur sauvegarde par ailleurs grand nombre des posts sur un site web dédié10. Hors de leur milieu, ces posts perdent cependant une part de leur saveur : un profil de fiction est un genre littéraire indissociable de son dispositif d’écriture et de publication. C’est dans l’écosystème des innombrables contributions quotidiennes, publiées par les entités les plus diverses – identités civiles, profils pseudonymes et hétéronymes, institutions, médias, politiciens, musiciens, photographes confirmés et amateurs, trolls et farceurs, amis et ennemis, que les posts de Rachel Charlus, Antoine Elstir et Jean-Pierre Balpe prennent sens; c’est dans la tension avec les reflets de réel diffractés par le réseau, qu’ils dessinent jour après jour une Vanité du monde contemporain.
Il va sans dire que l’œuvre de Jean-Pierre Balpe est inarchivable, car aucun fil d’actualité ne ressemble à un autre et sa configuration instantanée, calculé en direct par l’algorithme PageRank de Facebook, n’est déjà plus reconstituable l’instant d’après. En même temps, rien ne se perd sur Facebook : Louise Merzeau a parlé à juste titre d’une anti-mémoire des plateformes11. L’entreprise n’est pas intéressée par les récits de vie individuels : bien au contraire, le fonctionnement anté-chronologique du fil d’actualité, les logiques affinitaires qui régissent la hiérarchisation des posts, pulvérisent toute tentative d’insuffler une structure logico-temporelle stable au récit d’existence.
Pour Jean-Pierre Balpe, cette pulvérisation confirme sans doute l’obsolescence des structures du roman traditionnel, dont il met au jour la vacuité depuis ses premiers générateurs de textes narratifs. La contestation des formes sclérosées du roman par les avant-gardes littéraires avait évidemment leur raison d’être – comme l’écrit Robert Musil dans l’Homme sans qualités, l’ordonnancement logico-temporel de l’expérience du monde a pu servir à masquer son chaos réel, rassurer les consciences, endormir la vigilance12. Mais paradoxalement, l’éclatement jadis révolutionnaire de ces structures se perpétue aujourd’hui sur les plateformes industrielles.
La renarrativisation de cette anti-mémoire m’est alors apparu comme un enjeu central : j’ai commencé à lancer des récits participatifs sur Facebook.
Écrire chez Mark
Mon premier récit sur Facebook s’intitule Omission13. J’y reconstruis l’histoire de mon village natal en Bavière, le seul des alentours à avoir été bombardé par les Américains à la fin de la guerre parce qu’il avait refusé de se rendre malgré la chute actée du régime nazie. Le récit de la montée du nazisme en milieu rural a été porté par les profils de fiction B40 rencontré sur Facebook, et par mon hétéronyme Anna Wegekreuz qui, depuis, a été supprimé par la plateforme, sans doute parce que le récit comportait des images d’archive de la Seconde guerre mondiale.
Bien évidemment, il ne s’agissait à aucun moment de faire l’apologie des crimes nazis; mon but était d’excaver un événement tragique qui, dans les archives officielles du village accessibles en ligne, est passé sous silence; de sonder les raisons d’être de cette occultation. C’est certainement la présence de croix gammées sur certains matériaux d’archives qui a mis Facebook en alerte : a-t-elle été repérée par le réseau de neurones qui passe au crible les images afin de filtrer les contenus violents et haineux? A-t-elle été repérée par l’un de ces travailleurs qui passent leurs journées à visionner des contenus insoutenables afin de sanctionner les écarts aux « standards de la communauté »?
Quoiqu’il en soit, Anna Wegekreuz a été rayée de Facebook du jour au lendemain, sans préavis et sans recours possible (vu qu’il m’a été évidemment impossible de fournir une pièce d’identité pour prouver son authenticité). J’ai perdu à ce moment plus d’une année de matériaux plastiques et textuels. J’ai compris dans ma chair ce que je savais déjà : que tout usager d’un dispositif d’écriture et de publication industriel écrit non seulement avec ses producteurs, mais chez eux. De nombreuses œuvres numériques ne sont pas seulement cosignées par des entreprises de software; quand elles sont créées et publiées sur les plateformes industrielles, elles leur appartiennent.
Accepter le délitement
Auteure de littérature numérique depuis la fin des années 1990, j’ai utilisé autour de 2000 notamment le logiciel Flash, qui me permettait d’écrire des animations interactives réunies à l’époque sur le site web mandelbrot.fr. Y figuraient en outre deux œuvres : Tramway, republiée par la revue canadienne bleuorange14, et Inexorable, intégrée dans l’œuvre collective Etant donné de Cécile Portier15 et reprogrammée pour l’occasion.
C’est d’abord le site mandelbrot qui s’est désintégré parce que j’ai omis de payer les frais d’hébergement : l’annonce actuelle sur cette adresse, « mandelbrot.fr est en vente », en dit si long sur l’espace de location commercial qu’est le web; j’ai donc décidé de ne pas racheter le nom de domaine. Le 31 décembre 2020, Tramway deviendra à son tour définitivement inaccessible parce que le player nécessaire à sa consultation « arrivera en fin de vie », comme le formule l’entreprise Adobe. Là aussi, je ne ferai rien pour pallier à la mort annoncée. Car Tramway, constituée de fragments autobiographiques, a justement comme thème la disparition lente mais inexorable de la mémoire d’un trauma, et met cette disparition en abyme par l’obsolescence du dispositif. J’avais prévu qu’avec l’accélération des capacités de calcul des ordinateurs, les animations textuelles de Tramway allaient d’abord passer à l’écran de plus en plus vite, devenir illisible, puis finir par tomber en miettes.
Pour Inexorable, animation interactive qui rendait touchable mon propre corpus nu mais, au moindre effleurement, morcelait l’image et empêchait toute matérialisation stable, j’ai cédé à la tentation d’une reprogrammation. L’œuvre collective de Cécile Portier qui avait intégré Inexorable, n’est pourtant plus accessible aujourd’hui. Cette disparition m’arrange encore une fois, car je n’ai pas reconnu Inexorable une fois reprogrammée. Dans Flash, j’avais découpé ma photo de nue fragment par fragment, de façon irrégulière, et j’avais animé chaque bout « à la main », comme le permettait ce logiciel qui s’adressait à la fois aux informaticiens et aux non-programmeurs. Ce travail avait certes été fastidieux et alourdissait l’exécution du résultat, mais selon l’environnement informatique d’actualisation, engendrait aussi de petits retards et irrégularités qui, pour moi, faisaient partie intégrante de l’œuvre. La version reprogrammée, quant à elle, était certes techniquement parfaite, mais privée de ces micro-incidents qui rendaient la version originale fragile, imprévisible, donc « vivante ».
Le fait que les aléas de l’actualisation d’une œuvre sur une machine de lecture précise échappent à son auteur, que l’œuvre s’effiloche au fil de l’évolution des dispositifs, que son interprétation change donc non pas seulement parce que les « grammaires de reconnaissance »16 ne sont jamais les mêmes d’un lecteur à l’autre mais parce que sa matérialité même est instable, constitue une caractéristique fondamentale de l’œuvre numérique. Le fait que cette instabilité relève en partie de décisions industrielles, en matérialise une autre spécificité : même entièrement programmée « à la main » par un auteur, l’œuvre numérique reste dépendante du hardware qui, littéralement, la fait « marcher au pas »17. Et dès qu’un auteur utilise des softwares, il n’a plus le choix : il actionne des menus déroulants, sélectionne des options, écrit à l’intérieur des marges délimitant son espace d’expression, s’approprie une esthétique préformatée, négocie avec un « architexte »18 qui innerve la pratique, l’inspire certes, mais aussi la structure et la normalise.
Le software, format du monde
Dans tout software de création numérique se trouve encodée la vision du monde de ses producteurs. Les logiciels ne sont donc pas seulement devenus notre interface au monde, comme l’a écrit Lev Manovich19 : les softwares formatent activement le monde à leur image.
Dans le cas de l’image photographique, l’emprise des softwares saute immédiatement aux yeux. Tout utilisateur d’un smartphone constate l’action de filtres et préréglages dès l’acte de prise de vue. Le lissage des contours, le gommage du tremblé, le rajout automatisé d’un glow, l’atténuation instantanée des aspérités et autres marques de l’âge et de la fatigue, standardisent les images de façon évidente, participent à une esthétisation permanente de nos fragments de vie. La mémoire individuelle, familiale et collective se trouvera sans doute reconfigurée par l’inaltérable fraîcheur des joues roses, les front lisses, l’irradiation surnaturelle de la chair, de la mer et du sable dans les albums de famille 2.0. Lorsque j’aborde aujourd’hui avec des étudiants le statut de l’image photographique comme trace tel que discuté par Roland Barthes20, celui-ci se trouve immédiatement mis en question : la photographie est spontanément perçue comme une représentation, dont la relation au réel passe par des médiations techniques et idéologiques.
La vision du monde encapsulée dans le design de Facebook se fait plus discrète, mais peut s’appréhender par l’engendrement délibéré de contrastes. Anna Wegekreuz, l’un des profils co-auteurs de mon œuvre participative Omission a certes été radié de Facebook, mais le profil de fiction Marga Bamberger a pris le relais. Marga incarne une habitante du village qui a vécu le drame du bombardement à la fin de la guerre. Pendant qu’elle partageait son histoire avec B40 qui, à son tour, la tissait plus loin, la plateforme prenait en charge la gestion automatique de sa mémoire. A rythme régulier, elle proposait des courtes vidéos qui célébraient l’anniversaire d’une amitié, ou alors les moments forts de l’année écoulée.
Ces vidéos-souvenir automatiquement générées puisent dans les images partagées par le profil, qui se trouvent insérées dans une maquette standard aux couleurs pastel. Rythmée par une musique d’ambiance en majeur se lance par exemple, fin 2017, une joyeuse danse de feuilles volantes, s’ouvrent les portes bleu ciel d’une armoire de poupée, tournent les pages mauves d’un journal intime. Des love et like rebondissent sur les images comme des pastilles de bonheur. Mais les images souvenirs de Marga documentent non pas les dernières vacances au bord de la mer, mais une visite d’Adolf Hitler chez des chasseurs alpins; non pas la confection de pancakes pour la Fête des voisins, mais le sourire d’un enfant du Lebensborn; non pas la première dent de fiston, mais son examen par une infirmière en vue d’une détermination de marqueurs raciaux. L’armoire de poupée s’ouvre sur la destruction de Munich par les bombes.
« Bisounours »21 – c’est ainsi que Yann le Cun, chercheur chez Facebook, qualifie la philosophie de l’entreprise. Du design jusqu’à la structuration du fil d’actualité par des logiques affinitaires, tout est fait pour plonger l’usager dans un safe space loin des conflictualités qui agitent la vie dehors. La philosophie « bisounours » justifie l’exploitation des données personnelles et le profilage, car pour rapprocher l’usager de ce qui lui ressemble, il faut le cerner de près; que le profilage sert aussi à lui envoyer des offres commerciales taillées sur mesure, est présenté comme une façon efficace de lui épargner la vue d’images allant à l’encontre de ses goûts. Derrière les tentatives d’évangélisation du monde au nom d’une éthique de « bon sens », se trament des enjeux commerciaux et politiques qui n’ont rien de « bisounours ».
Facebook n’est de toute évidence pas fait pour documenter le nazisme sévissant dans un village bavarois. Le virus XO en revanche, sévit en toute impunité depuis des mois : il est vrai qu’il ne fait que proposer des bons d’achat.
Grammatisations galopantes
Les softwares formatent le monde à leur image. Néanmoins, des amoureux de la littérature contestent, parfois avec virulence, l’incidence de la raison industrielle sur le sens de la lettre. L’on pourrait argumenter en effet qu’un texte publié en format poche, en Pléiade, sur liseuse ou dans un réseau social numérique reste en principe le même – il suffit de croire que la mise en forme n’a aucune incidence profonde sur le sens. Pour le texte narratif long, c’est néanmoins moins vrai que pour d’autres genres, car comme expliqué plus haut, la structuration du fil d’actualité des réseaux sociaux est anté-chronologique et affinitaire et, par conséquent, entrave la lecture d’un récit long aux structures logico-temporelles complexes. Les auteurs pourraient alors répliquer qu’à l’intérieur des marges qui entourent l’espace de saisie du texte, du moins, les softwares les laissent en paix : que cette page est blanche. Or, cette donne est en train de changer, non seulement à cause d’éventuels processus de censure en aval, mais aussi car certains softwares anticipent et cadrent toute dérive éventuelle au moment même de la saisie.
L’histoire des générateurs de texte assistés par ordinateur a commencé il y a plus de soixante-dix ans. Après une première période d’exploration de mécanismes combinatoires, les auteurs des générateurs se sont inspirés de l’avancée des recherches en Intelligence Artificielle pour affiner progressivement les procédures. L’enjeu d’une formalisation de la langue en amont du processus génératif a été l’enjeu central de la programmation des générateurs de textes littéraires par Jean-Pierre Balpe. Les générateurs actuels, s’appuyant sur le deep learning, ne recourent pas, ou pas seulement aux usages canonisés de la langue, mais prennent en compte son évolution constante. Certaines de ces softwares anticipent ainsi la suite d’un texte au moment même de la rédaction, en s’appuyant sur des calculs statistiques constamment affinés.
Je débute la rédaction d’une réponse à un mail dans la messagerie de Google. « Chère… Claude », complète l’outil. « Excuse », je poursuis, « le petit retard de ma réponse », l’outil a enregistré ma façon de gérer le quotidien. « J’ai été très »… « prise ces derniers temps ». L’auto-complétion puise à la fois dans la base de données des écrits produits par d’autres, et dans mes courriers personnels. Les chercheurs de Google expliquent que l’outil reste cependant en partie bridé22, car les calculs de probabilité effectués en permanence pour anticiper la suite font émerger non seulement de petites habitudes de procrastination, mais, en outre, des stéréotypes sexistes et racistes… sans faire exprès bien sûr : ce ne sont pas les ingénieurs de Google qui alimentent les bases de données de l’outil, mais les usagers.
Les algorithmes développés par les grandes industries du numérique ne sont pas pour autant neutres. L’outil mise sur un désir d’automatisation de l’écrit face au poids des routines quotidiennes, et en même temps, suggère que la meilleure solution pour gérer la routine est, justement, la routinisation. Le processus d’auto-complétion est, comme d’autres outils discutés plus haut, innervé par l’idée que l’usager se réjouira de propositions approuvées par une majorité d’usagers. Cette majorité doit néanmoins être disciplinée, suivant un code d’éthique censé relever du bon sens : la censure de certains stéréotypes le prouve. Certains mots rares risquent également de disparaître, non pas parce qu’ils seraient répréhensibles, mais parce qu’ils ne reflètent pas les « standards de la communauté » d’un point de vue purement statistique.
Cathy O’Neil écrit qu’un algorithme est « une opinion formalisée en un code informatique »23. Au fondement du deep learning appliqué au texte, se trouve une idée du texte, de sa lecture et de son écriture qu’il me semble important de comprendre. L’ingénieur Yann Le Cun explique que, pour prédire les mots suivants d’un texte, « on présente à l’entrée de la machine un morceau de texte dont certains mots sont masqués et on entraîne la machine à trouver ceux qui manquent ». Puis il poursuit : « Le système apprend à représenter le sens et la structure du texte simplement en l’entraînant à prédire les mots manquants »24. Ce modèle s’inspire d’observations cliniques menées sur l’apprentissage de la lecture; pourtant, entre la perception sensorielle d’un texte et sa compréhension se situe – je le formule ainsi en tant que sémioticienne – la construction sociale du sens, qui y injecte une variabilité inexorable. Si la lecture répétée engendre une attente de la suite et permet d’économiser des efforts, l’automatisme peut aussi faire obstacle à la compréhension de toute suite d’un texte qui s’écarterait de la norme d’attente.
Le lissage de la langue par les outils d’auto-complétion traduit, comme d’autres softwares, une obsession des GAFAM pour un sens statistiquement approuvée. Pour Warren Sack25, cette « grammatisation » s’explique non seulement par une rétroaction de la technologie sur la langue, mais aussi par des objectifs de rationalisation : les industries culturelles du numérique normalisent les pratiques expressives pour garantir une lisibilité sans entrave par les machines.
Une dystopie désespérément solidaire
Nouvelles de la Colonie est le récit participatif le plus récent initié par mon hétéronyme Anna-Maria Wegekreuz sur Facebook (il suffisait en effet de rajouter -Maria pour le ressusciter, même si je n’ai pas pour autant pu récupérer les publications de l’original)26. Il met en abyme la « gouvernementalité algorithmique »27 du dispositif sur lequel il a été écrit et diffusé. L’expérience s’est déroulée entre 2017 et 2019. A partir d’un post d’amorce, quatre profils de fiction, Ivan Arcelov, B40, Olga Limitrova et Pavel Karandash animés par des auteurs autres que moi, ainsi qu’une dizaine de contributeurs occasionnels se sont agrégés autour d’une trame narrative tissée en direct sur les fils d’actualité, qui raconte un monde à venir où la plateforme est devenu l’unique guichet d’accès à la réalité.
En bas de l’échelle œuvrent des robots ancienne génération, alimentés par la matière première que des « sans profil » extraient des sols coloniaux. En haut de l’échelle, un réseau de neurones convolutif appelée L’Oreille règne sur la Colonie. L’Oreille n’a pas eu besoin d’être personnifiée par un profil de fiction. Facebook joue son propre rôle dans le récit, en s’adressant nominativement à chaque profil dès qu’il se connecte : « Que voulez-vous dire? », et en pulvérisant de par son fonctionnement techno-sémiotique toute tentative de raconter son régime de façon cohérente. Au milieu de l’échelle hiérarchique de la Colonie œuvrent des fonctionnaires, plus ou moins gradés, privés de l’usage de leurs jambes parce que seul compte, dans ce monde, le buste visible à l’écran de téléconférence. Leur avancement de grade est en outre conditionné par la maîtrise de la Crilangue, pidgin grammatisé en vue d’un traçage permanent des pratiques expressives. Les fonctionnaires se plient aux règles de l’Oreille mais, en secret, rêvent d’évasion. Lorsqu’Anna-Maria Wegekreuz converse avec l’agent secret Copok, ils utilisent alors un crypto-langage censé déjouer les processus de surveillance coloniaux.
Dans Nouvelles de la Colonie, la normalisation et rationalisation des facultés expressives par les machines d’écriture constitue le nerf de guerre de la Plateforme unique ; et ce processus a déjà eu lieu. La réinvention d’une langue subvertissant ces mécanismes ouvre certes des espaces de liberté potentiels. Or, Nouvelles de la Colonie, écrite et publiée sur la plateforme, ne peut être qu’une dystopie : toute tentative de subversion du dispositif au sein du dispositif ne peut que renforcer la structure hégémonique de la plateforme.
Comme certains cyber-militants, Anna-Maria Wegekreuz, B40, Ivan Arcelov et Olga Limitrova écrivent en miroir, parsèment leurs posts de glitchs unicode. Invité par le virus XO à découvrir qui a consulté son profil Facebook, Ivan Arcelov, toujours actif même si Nouvelles de la Colonie est terminé, répond avec un clin d’œil : « !!! SI┴N∀ᴚ∀פ S┴∀┴˥∩SÉᴚ .uoᴉxǝlɟéɹ ǝp lᴉʇnO uoʇ sᴉndǝp 21218 nɐ ƎᗡI∩פ ǝᴉoʌuƎ ? ᴉoʇ à ǝɹoɔuǝ ǝsuǝd ǝɯêɹdns ǝpᴉnפ ǝl ᴉs ɹᴉoʌɐs xnǝʌ n┴ », et XO enchaîne : « Ꮮa ոօuvelle fonсtіon ⅾе Fасebооk dоnt vоսs ո’аⅴеz pas соnոaisѕaոⅽе ^___^_ ».
Tout usage systématique d’un crypto-langage apprend à L’Oreille comment décoder celui-ci. Tant qu’ils se cantonnent à agir sur la plateforme, les fonctionnaires, aussi critiques qu’ils soient dans leurs discours, continuent donc à agir comme des « vaccines » au sens de Roland Barthes, qui confessent un « mal accidentel » pour mieux masquer « le mal principal » : à l’image du virus XO, l’industrie s’emparera des marges pour les transformer en marqueurs de fancyness à la gloire de son régime.
Nouvelles de la Colonie est une dystopie désespérément solidaire de son dispositif de coercition : le paradoxe restera inextricable tant que les fonctionnaires refuseront de prendre leurs jambes à leur cou. Mais dans un monde formaté par les softwares, comment faire fuir la langue ailleurs?
Vers une langue post-numérique
Se dessinent, dans certaines œuvres de littérature contemporaine, les contours d’une langue post-numérique; s’expérimente une nouvelle poétique de l’illisibilité qui, malgré certaines ressemblances formelles, se distingue fondamentalement des avant-gardes historiques parce qu’elle ne se frotte pas aux mêmes obstacles, ne déjoue pas les mêmes mécanismes de coercition. Dans Les Furtifs d’Alain Damasio28, un monde capitaliste en acmé assiste à l’émergence d’une nouvelle forme de vie : des êtres composites, agrégés à partir de matériaux les plus hétéroclites, développent la capacité de passer à travers les mailles des processus de surveillance et de sousveillance automatisés, en outre grâce à la furtivité de leur langue. La langue furtive emprunte certes au parler enfantin, aux gribouillages unicode, aux créoles et autres verlan résistants qui, dans le passé, ont été mobilisés pour défier et subvertir les routines, le flicage, la mainmise industrielle sur la langue et le sens. Les glyphes des furtifs se distinguent cependant des crypto-langages traditionnels par leur instabilité extrême, seule capable d’échapper aux capacités d’absorption et d’adaptation des outils. La langue furtive est constamment fertilisée par un être-compost, volontairement éphémère. A la limite de la lisibilité donc, la langue furtive s’offre à la compréhension humaine qui accepte d’être patiente, qui se laisse affecter. Le monde ayant engendré les Furtifs est d’une grande violence, mais le roman se termine sur des notes d’espoir chuchotés.
Alors que certains auteurs comme Christophe Bruno29 prônent l’usage militant de mots rares pour lutter contre l’uniformisation des pratiques expressives par les GAFAM, Antoine Boute expérimente dans son Manuel de civilité biohardcore30 avec des écritures manuscrites cahotantes, l’agrégation de formes composites, des glitchs typographiques et autres infracuosités dans une veine plus loufoque, mais l’objectif poursuivi est toujours le même : pirater les langues d’oppression du sémio-capitalisme, subvertir ses logiques d’homogénéisation.
Petit précis de virologie
Les « arts littéraires » ultra-contemporaines écrites à l’envers et à l’encontre des machines, mobilisent deux conceptions de la viralité poétique que je voudrais exposer en guise de conclusion, sans pouvoir, au moment où j’écris ces lignes, déterminer celle que je privilégierai moi-même par la suite, après plus de vingt ans d’expérimentation d’une littérature du dispositif numérique.
L’infection toxique vise la contamination des dispositifs numériques par l’absurde et le non-sens. A l’image du virus XO ou des trolls qui, tout en se présentant comme des gestes critiques, déploient une force de nuisance considérable, cette viralité agressive renvoie les usagers des softwares à leur propre servilité consentie, et les usagers des hardware (souvent les mêmes) à leur statut de bourreaux. La nuisance de cette viralité n’atteint pourtant que rarement sa cible réelle. Elle tend aux usagers un miroir déformant pour éveiller des consciences qu’elle croit complices, mais qui ne sont peut-être pas tant consentantes que résignées; elle s’attaque aux supposés marécages masqués par la bienveillance apparente, sans pouvoir atteindre le système lui-même. S’appuyant, dans certains cas, sur l’idée de Friedrich Kittler31 que tous les médias sont des enfants de la guerre, elle déclare la guerre aux usagers. Y déployant son champ d’action principal, elle est pourtant fatalement enrôlée dans le même dispositif que les usagers qu’elle essaie de chahuter. Anna-Maria Wegekreuz aurait pu être l’auteur du virus XO, il est vrai, tant cette campagne d’infection à la fois combat et perpétue son statut de petit fonctionnaire à la solde de L’Oreille.
À ses débuts, la littérature numérique se définissait en opposition aux mécanismes de coercition du dispositif livresque : la fixité de la page, la rigidité de la reliure, l’immobilité de la lettre. Elle prônait la fuite hors du livre comme un acte de libération permettant d’expérimenter une nouvelle matérialité du texte, animée et touchable. Ce potentiel est toujours là, et toujours sous-exploré : même dans des œuvres hautement expérimentales, comme la traduction « pirate » d’Ulysses de James Joyce par Guillaume Vissac publiée au fil de l’eau sur Twitter32, l’hyperlien se trouve par exemple cantonné à une fonction de renvoi documentaire, alors qu’il pourrait contribuer à miner chaque mot de l’intérieur, par l’ouverture à des références parfois concomitantes, parfois antinomiques. De même, l’animation textuelle, après une phase d’exploration facilitée par le software Flash (voir The Dreamlife of letters de Brian Kim Stefans33, impressionnant réservoir des possibilités), se cantonne aujourd’hui au régime d’alerte basique du blink. C’est comme si le cœur n’y était plus, depuis que les content management systems ont uniformisé l’apparence des sites web et rendu difficile l’intégration de fantaisies multimédiatiques.
Alors que certains potentiels du texte numérique resteront peut-être définitivement lettre morte, d’autres se déploient pourtant, à l’intérieur des dispositifs numériques, mais surtout en dehors : le livre leur prête refuge, les salles de spectacle aussi. Je parlerais ici d’une contamination fertile, qui agit sur la langue à la dérobée, la met à l’abri des processus hégémoniques qui visent à réduire les modes d’expression et de pensée, pour recouvrir une forme de rusticité perdue. Ce processus de dégel prend toutes sortes de formes, la redécouverte de la lettre manuscrite, des verlan réinventés (Paname underground de Zarca34), des petites traces poétiques improbables laissées au milieu du terroir de jeuvideo.com, des éclats de présence fugitifs sur les plateformes (les posts du profil Brice Quarante sur Facebook restent à peine quelques minutes pour éviter leur archivage); dans le récit Tomates de Nathalie Quintane35, où les notes de bas de page prolifèrent comme des pousses sauvages (l’hyperlien déployant son potentiel rhizomatique dans un livre, finalement); dans la redécouverte de l’oralité originelle de la littérature, un d’art de raconter des histoires loin des schémas éculés et ficelles marchandes du storytelling. ♦
1 Les actes du colloque sont disponibles à l’adresse https://art-et-reseaux.fr
2 Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
3 Par exemple : Alexandra Saemmer, « De l’architexte au computexte. Poétiques du texte numérique, face à l’évolution des dispositifs?nbsp;», Communication et langages, n° 203, 2020, p. 97-112; « La littérature informatique, un art du dispositif », Valoriser la littérature numérique en bibliothèque, éd. Franck Queyraud, Lyon, Presses de l’ENSSIB, 2019, p. 28-35.
4 Foucault, M. (1994). Dits et écrits III, 1976-1979, Paris, Gallimard.
5 Yves Citton, Médiarchie, Paris, Seuil, 2018.
6 Yann Le Cun, Quand la machine apprend, Paris, Odile Jacob, 2019, p. 281.
7 Pour plus de précisions, voir Alexandra Saemmer, « Le parler fransais des Gilles et John. Enquête sur les crypto-langages militants au sein des plateformes », Hermès, n° 84, 2019, p. 131-137.
8 Leonardo Flores, Third generation electronic literature, Electronic book review, 2019, https://electronicbookreview.com/essay/third-generation-electronic-literature/
9 Pour plus de précisions, Alexandra Saemmer, « Rachel Charlus, profil de fiction sur Facebook. Tentative d’épuisement d’Un Monde Incertain de Jean-Pierre Balpe », Fabula / Les colloques, Pratiques contre-narratives à l’ère du storytelling. Littérature, audiovisuel, performances, 2019, http://www.fabula.org/colloques/document6055.php
10 L’un des sites web de Jean-Pierre Balpe est accessible ici : https://www.balpe.name/+-Un-Monde-Incertain-15-+
11 Louise Merzeau, « L’intelligence des traces », Intellectica – La revue de l’Association pour la Recherche sur les sciences de la Cognition (ARCo), Association pour la Recherche sur la Cognition, 2013, n n° 59, vol. 1, p.115-135.
12 Robert Musil, L’Homme sans qualités, trad. Philippe Jaccottet, Paris, Seuil, 1956.
13 Omission est aujourd’hui encore partiellement accessible à travers le profil Marga Bamberger : https://www.facebook.com/people/Marga-Bamberger/100018518658377
14 Alexandra Saemmer, Tramway, http://revuebleuorange.org/bleuorange/02/saemmer/
15 Cécile Portier, Etant donné, http://etantdonnee.net
16 Les grammaires de reconnaissance d’un récepteur activent, face à une production culturelle, des connaissances et savoirs assumés, institués, reconnus ou légitimés au sein d’une société donnée, mais sont également structurées de l’intérieur par des systèmes d’appartenance (classe sociale, éducation, genre, capital économique et culturel, croyances…). Voir Eliséo Véron, La sémiosis sociale. Fagments d’une théorie de la discursivité, Paris, Presses universitaires de Vincennes, 1987.
17 Emmanuel Guez, « Art numérique, émancipation, créativité », intervention au séminaire du Cemti « Pour une éducation critique aux médias en contexte numérique », organisé par Sophie Jehel et Alexandra Saemmer, le 15 avril 2016.
18 « Nous nommons architextes (de arché, orgine et commandement), les outils qui permettent l’existence de l’écrit à l’écran et qui, non contents de représenter la structure du texte, en commandent l’exécution et la réalisation. Autrement dit, le texte naît de l’architexte qui en balise l’écriture » (Yves Jeanneret et Emmanuel Souchier, « Pour une poétique de « l’écrit d’écran », Xoana, n° 6, 1999, p.103).
19 « Software has become our interface to the world, to others, to our memory and our imagination » (Lev Manovich, Software takes command, New York, Bloomsbury, 2013, p. 2).
20 Roland Barthes, La Chambre Claire. Notes sur la photographie, Paris, Gallimard, 1980.
21 Yann Le Cun, Quand la machine apprend, Paris, Odile Jacob, 2019, p. 287.
22 M. X. Chen, Y. Cao, J. Tsay et al., « Gmail Smart Compose: Real-Time Assisted Writing” » KDD ’19, August 4–8. 2019, Anchorage, AK, USA, https://doi.org/10.1145/3292500.3330723
23 Cathy O’Neil, Algorithmes, la bombe à retardement, Paris, Les arènes, 2018.
24 Yann Le Cun, Quand la machine apprend, Paris, Odile Jacob, 2019, p. 311.
25 Warren Sack, « Une machine à raconter des histoires : Propp et les software studies », Les Temps Modernes, vol. 676, n° 5, 2013, p. 216-243.
26 La page initiale, ante-chronologique, est accessible à l’adresse https://www.facebook.com/anna.wegekreuz/; une page recomposée restituant l’ordre chronologique des parutions, est accessible à l’adresse https://www.facebook.com/NouvellesDeLaColonie/
27 Antoinette Rouvroy, Thomas Berns, « Gouvernementalité algorithmique et perspectives d’émancipation. Le disparate comme condition d’individuation par la relation? », Réseaux, n° 177, 2013, p. 163-196.
28 Alain Damasio, Les Furtifs, Paris, La Volte, 2019.
29 Christophe Bruno, The Dadameter, https://christophebruno.com/portfolio/the-dadameter-2008/
30 Antoine Boute et al., Manuel de civilité biohardcore, Bruxelles, Coédition Tusitala Editions, 2020.
31 Friedrich Kittler [1993], Mode protégé : « Le logiciel n’existe pas », trad. Vargoz Frédérique, Rennes, Les Presses du réel, 2015.
32 Les tweets sont réunis sur le site de l’auteur : http://www.fuirestunepulsion.net/ulysse/
33 Brian Kim Stefants, The Dreamlife of letters, https://collection.eliterature.org/1/works/stefans__the_dreamlife_of_letters.html
34 Zarca, Paname underground, Paris, Le livre de poche, 2018.
35 Nathalie Quintane, Tomates, Paris, POL, 2015.