Cet article a été rédigé par Claudie Létourneau, auxiliaire de recherche pour le pôle Québec de Littérature québécoise mobile et rédactrice pour Le Carnet de la fabrique du numérique. Vous pouvez consulter l’article original ici.
Peu de temps avant la clôture des résidences de création littéraire numérique Électrolitt 2023, Claudie Létourneau et Alicia Chabot, auxiliaires de recherche pour le laboratoire Ex situ et le pôle Québec de Littérature québécoise mobile, ont eu l’occasion de rencontrer les trois artistes en résidence afin de s’entretenir sur leurs projets et leur démarche artistique.
Les résidences Électrolitt, organisées par les productions Rhizome en collaboration avec la maison d’édition Alto, ont pour objectif d’offrir du financement et de l’accompagnement sous forme de mentorat aux artistes désireux d’investir le numérique dans la réalisation d’un projet. Nous sommes donc allées à la rencontre des artistes retenus pour la deuxième édition des résidences afin d’en apprendre davantage sur leurs parcours et leur projet de création.
Samuel Corbeil a fait le sujet de la deuxième entrevue. Son projet, intitulé Cet individu décomposé, consiste à la programmation et à l’interaction de trois robots conversationnels sur la plateforme Twitter. Ces bots sont les personnages principaux d’une pièce de théâtre improvisée et diffusée en direct sur la plateforme. À partir de matériel enregistré par l’artiste, qui a constitué trois banques de données distinctes visant à fournir à chacun de ces robots-personnages une personnalité qui lui est propre, et de l’aide de ChatGPT, ces bots déploieront sur le Web un texte impressionniste à mi-chemin entre poésie et monologue à trois voix.
Artiste multidisciplinaire, Samuel a étudié au Conservatoire d’art dramatique, à Québec. Il a joué dans de nombreuses productions avant de se tourner vers l’écriture. Son intérêt pour l’entreprenariat social l’amène à s’impliquer auprès de la Corporation de développement économique communautaire (CDEC), en plus de poursuivre des études à temps partiel en sociologie. Il travaille actuellement au théâtre Périscope, où il partage le poste de coordination artistique. Également passionné par les technologies numériques, Samuel est particulièrement stimulé par ce tout nouveau projet, qui l’amène à investir de nouveaux médiums et de nouvelles plateformes de création.
Claudie : Est-ce que tu veux nous parler du projet sur lequel tu travailles dans le cadre de la résidence ?
Samuel : Ça s’appelle Cet individu décomposé. Dans le cadre de la résidence, ça reste un prototype, mais j’essaie d’élaborer une méthodologie d’écriture, de travail, puis d’exploration. [Le projet] va se déployer sur Twitter. L’idée que j’avais envie de questionner était : comment moi, comme auteur, je peux me surprendre moi-même en utilisant des outils comme l’intelligence artificielle? Quelque chose que je trouve vraiment le fun quand j’écris, c’est quand il y a des moments où mes personnages sont assez vivants ou ont assez de matière pour me surprendre, [pour] aller à un endroit […] pas nécessairement prémédité. Avec tous les outils qui se développent extrêmement rapidement, au niveau de ChatGPT ou de génération d’images de synthèse, je me disais que ça serait intéressant d’utiliser ça. […] J’ai trois robots, donc trois profils fictifs sur Twitter qui vont répondre à des petits bouts de récits que je vais publier. Il y a un côté aléatoire à partir de ça, parfois même de réorganisation qui n’est pas complètement consciente de ma part et qui est programmée par les algorithmes. Les robots vont amener une espèce de surprise selon la forme de réaction ou les associations qu’ils vont faire.
La résidence lui a offert l’opportunité de se concentrer sur ce projet né d’une réflexion amorcée depuis un moment déjà.
Samuel : Cet individu décomposé, c’est un clin d’œil à deux affaires. Il y a eu, dans ma famille, de la mortalité. Ça commence déjà à faire quelques années, mais mon parrain, qui vivait très seul, qui avait coupé les ponts avec quasiment tout le monde, est malheureusement décédé. […] Son utilisation des réseaux sociaux [était très particulière]. C’était quelqu’un qui était très isolé, mais qui continuait quand même à publier. [Le projet consiste à] essayer de voir ce qui peut se passer dans la réalité de quelqu’un derrière ses traces sur les réseaux sociaux. L’autre raison pour laquelle j’ai décidé d’appeler ça Cet individu décomposé, c’est un clin d’œil, mais j’ai l’impression qu’en ce moment la plateforme Twitter est en décomposition. Elon Musk est un individu extrêmement dur à suivre et inquiétant, donc ce côté-là où tout semble en train de pourrir sur Twitter m’intéressait. […] Tout ça, je le fais dans le but de voir, éventuellement, si ça ne peut pas servir à nourrir l’écriture d’un projet théâtral.
Concernant la création de ses personnages aux personnalités qui leur sont propres, Samuel s’est inspiré de son expérience en théâtre pour incorporer une part de performance dans ce processus au premier abord automatisé, désincarné.
Samuel : Une chose que j’ai voulu faire, justement, pour nourrir les trois personnages différents, c’est que je me suis livré à trois petites performances où j’ai utilisé la fonction très simple de speech to text sur les logiciels de traitement de texte comme Word, où ce qu’on dit est directement traduit en mots (avec une petite part d’erreur). […] Je me suis donc livré à trois performances, où j’ai parlé pendant trois heures pour créer de la matière, qui devient alors mon ensemble de données pour mes personnages. Je me suis mis dans un studio, puis ce que je faisais pour avoir de quoi parler pendant trois heures, c’est que je naviguais. Je m’étais amené trois ordinateurs, sur lesquels j’allais sur différents sites et je commentais ce que je faisais, ce que je consultais, ce que je regardais. J’avais des petits outils qui me permettaient d’aller sur des pages aléatoires en fonction de certains intérêts. Pour un personnage, je me suis amusé à lui donner des intérêts de camping, de survivalisme et de cuisine. Tout ce qui qui popait, c’étaient des affaires par rapport à ça. Déjà, ça orientait un peu le genre de contenu qu’il y avait dans ces ensembles de données là. Les trois ensembles de données, l’ensemble de la matière textuelle, je le fais interagir avec ChatGPT. Je lui pose des questions, je lui fournis ça, je demande : « Parle-moi de cette personne-là », « Dis-moi ou complète le texte pour moi à partir de ça ». Je lui feed certaines [informations] puis ChatGPT me fournit des [réponses ou du matériel] dans la même lignée.
Claudie : À quel moment tu as décidé que tu voulais programmer des robots ? Est-ce que ça a été vraiment au début de ChatGPT ou est-ce que c’est arrivé avant ça ?
Samuel : Un petit peu avant. Ça commence à faire quelques années, je pense que c’était en 2020 ou 2021, j’ai fait une petite formation à la Maison de la littérature sur l’utilisation de certains outils numériques dans l’écriture. […] Je savais déjà que je voulais faire quelque chose avec ça, que je voulais utiliser Twitter. Je voulais investir ça avec des robots, mais rajouter la petite part d’intelligence artificielle là-dedans, ça c’est quand même récent. Je tiens à dire aussi (parce qu’on a des gros débats par rapport à ces outils-là, puis c’est tant mieux), qu’en tant qu’artiste, d’utiliser ces outils-là, ça ne nous empêche pas du tout d[‘avoir] une posture critique. Au contraire, je trouve que c’est une forme d’appropriation. C’est de comprendre comment ces outils, qui vont déterminer quand même de plus en plus nos processus, fonctionnent. C’est un peu cette envie-là, de faire : « OK il y a ce bateau-là qui va vite, en ce moment, comment est-ce que je peux embarquer dessus ? » […] C’est l’une des règles du numérique justement que tout aille plus vite, que tout soit plus efficace, et c’est un peu le contraire que je veux faire. Je veux qu’il y ait des accidents, je veux me surprendre, je ne veux pas avoir un objectif précis et arriver [direct] dessus, j’aime ça atterrir à côté pour [savoir] comment je me réaligne.
Cet aspect-là de détournement [de plateforme], c’est sûr que je trouve ça excitant, que je trouve ça le fun, il y a un petit côté de moi anticapitaliste qui se [dit] : « vous pensez que ça marche de même ces outils-là, alors comment est-ce qu’on peut les utiliser pour [faire les choses] autrement.
Intelligence artificielle, robots, programmation, réseau social… Au moment de l’entretien, Samuel affirmait être en période d’exploration et de réflexion à propos des enjeux liés aux technologies numériques et projetait d’écrire une pièce de théâtre qui reflète ses préoccupations.
Samuel : La limitation de matériel c’est un enjeu intéressant. En ce moment, ce sont les cartes graphiques qui sont dures à acheter ou mettre la main dessus, parce qu’il y a une grosse demande pour ça, les prix explosent. C’est intéressant de voir aussi comment la technologie se développe, mais le fait qu’elle se développe et qu’elle soit quand même beaucoup utilisée en ce moment, ça fait en sorte qu’elle n’est pas nécessairement aussi accessible ou aussi facilement démocratisée. J’ai accès à certains outils qu’on veut bien me donner, mais après ça pour se mettre les mains dedans, ça prend des moyens. J’aimerais, parfois, qu’il y ait davantage de ponts entre les industries créatives du jeu vidéo puis d’autres formes d’art pour la mise en commun de matériel.
Alicia : Est-ce qu’il y a eu des enjeux proprement littéraires ?
Samuel : Oui assurément. Le format de Twitter, les 280 caractères, je trouve ça vraiment le fun cette contrainte-là, d’écrire mon récit en petits bouts, un petit morceau de 280 caractères. […] Il y a la condensation, le fait d’avoir un message plus dense que si on n’était pas limité par un nombre de caractères. Ça me fait un peu penser à la poésie. Je ne me rappelle plus qui, mais quelqu’un avait déjà dit que pour lui, la poésie, c’était de l’écriture condensée. C’est une lecture dense et chargée de beaucoup de choses.
Alicia : Tu as aussi mentionné le côté twittérature ; est-ce que [cette catégorie] peut être mentionnée d’emblée sur les comptes, par exemple, des personnages que tu as créés ? Est-ce que ça va être mentionné que c’est de la fiction ou tu essaies de brouiller les cartes ?
Samuel : C’est une bonne question. Je n’aurai pas des robots assez développés pour que ça puisse réellement être comme certains faux comptes qu’on [peut voir] sur les réseaux sociaux, où on a réellement l’impression que ce sont des gens. J’ai l’impression que la façon dont ces comptes-là vont s’exprimer va peut-être vendre la mèche. Je ne sais pas si je vais mentionner que ce sont des robots qui font de la twittérature, parce que je ne sais pas si ces comptes-là vont être intéressant pour un utilisateur ou une utilisatrice. Je ne suis pas sûr que ce soit d’aller voir ces robots-là individuellement qui est intéressant, c’est [plutôt] l’interaction entre les trois. Je vois vraiment mes robots comme des outils que comme des finalités. Le jeu, après ça, c’est aussi d’essayer d’enlever les traces, même si on ne dupe personne, de laisser ça en suspens. […] Je serais plus du genre à ne pas le mentionner, mais tout en étant bien conscient de ne pas duper personne.
Particulièrement technique, le projet de Samuel appelait des compétences spécifiques et poussées dans le domaine de la programmation et du numérique. Heureusement, il a eu la chance de travailler avec une spécialiste qui avait de l’expérience dans le domaine.
Claudie : Qui est le ou la mentor.e avec qui tu as travaillé ?
Samuel : J’ai travaillé avec Nadia Seraiocco, qui est professeure à l’UQAM dans les nouveaux médias, mais qui a beaucoup exploré avec des robots sur Twitter. Nadia fait un projet en ce moment, [dans lequel elle se questionne] comment est-ce qu’elle peut nourrir des intelligences artificielles [pour se] créer une espèce de double numérique. Cela fait plusieurs années qu’elle a un blogue sur ses explorations des nouvelles technologies, donc elle a amassé tout ce qu’elle avait écrit, donc ce qui porte ses façons de s’exprimer, ses tics de langage, les champs lexicaux qu’elle aime le plus, puis elle les a nourries à ChatGPT pour que ça lui propose un robot qui s’exprimerait exactement comme elle. […] Avec Rhizome il y avait aussi, cette année, un processus de fellowship, où un artiste qui est impliqué auprès de Rhizome était jumelé à un autre artiste plus jeune pour échanger sur son projet. J’ai eu la chance de beaucoup parler avec Jean-Yves Fréchette. L’une des raisons pour lesquelles c’est le fun de parler avec lui, c’est qu’il est sur Twitter depuis très longtemps et il est allé très loin dans l’écriture de ce qu’on appelle la twittérature, la poésie sur Twitter. Une chose que Jean-Yves nomme souvent, ce sont les détournements, de détourner quelque chose de son usage premier. C’est quelque chose qu’il a fait toute sa vie, pas juste en twittérature, mais dans tout plein de ses œuvres.
Au vu de l’ampleur du projet, nous nous sommes demandées ce que Samuel envisageait pour la suite, une fois la résidence terminée.
Samuel : Je vais vraiment avoir envie de m’entourer d’un groupe de collaboratrices de collaborateurs, de me faire un protocole pour créer quelque chose, puis qu’on utilise ces outils-là pour créer du texte. Il y a quand même quelque chose que je trouve important de dire, c’est que j’ai beau avoir envie d’utiliser ces outils, ce n’est pas une finalité en soi. C’est moi, un auteur, qui est derrière ces outils, puis qui les utilise. Je ne suis pas le genre de personne qui s’intéresse juste au processus, je veux quelque chose qui [soit] intéressant dans la finalité. Je pense que c’est de créer quelque chose, puis de retaponner dedans, moi, qui est une personne consciente, qui a des désirs artistiques. […] Ça serait drôle que, si je crée différents personnages même pour différents projets, de trouver une façon de les faire interagir, puis qu’ils aient leur vie propre de leur bord. C’est quelque chose qui m’amuse d’imaginer ces choses-là.
Claudie : Sous quelle forme le projet va être disponible ? J’imagine que ça va être sur Twitter ou bien on parle d’exposition, de théâtre…
Samuel : Dans le cadre de la résidence, ça va être disponible sur Twitter, mais probablement que ce que je vais faire, c’est que je vais le compiler puis le mettre à quelque part, soit sur les réseaux [sociaux] ou peut-être même sur un site […], juste pour que ça puisse être consulté d’un seul bout. Pour les autres phases du projet, je ne sais pas encore, je verrai. Assurément via Twitter, mais aussi assurément via autre chose pour que ce soit accessible autrement. […] Moi à la base j’ai le goût d’être surpris, donc que ce ne soit pas complètement défini, ça m’allume.
Partenaires
Les résidences ÉlectroLitt est un projet réalisé par Productions Rhizome, en collaboration avec les Éditions Alto et Les autres jours. Nous remercions la Ville de Québec pour le financement de ces résidences.