Jean-Yves Fréchette fut fellow chez Rhizome du printemps 2022 jusqu’à la même saison de 2023. Il partage ici ses réflexions sur sa démarche de création en mettant l’accent sur deux œuvres phares : l’Agrotexte (1982) et l’Arpenteur (2022).

La práctica deficiente le importa menos que la sana teoría.

Jorge Luis Borges

Titre "Arpenteur" écrit en géolocalisation.

Ouverture | Contexte | Méthodologie du carnet | Extrait du carnet de 1982 – l’écriture du corps | La mise en route | Du muscle dans les lettres | Borges et moi | Les alliés théoriques |Aphorismes du performeur | Retour au carnet de bord | Échange de textos entre Bleu diode et JYF | Faut-il conclure ?

Ouverture

Au cours la décennie 80, j’ai réalisé 24 performances ou manœuvres1 d’ampleur diverse. J’ai rédigé sur des fiches une description précise de chacune de ces actions et j’en ai énuméré les composantes : scénario, déroulement, complices et partenaires, matériel, outils, traitement, échos médiatiques. On y retrouve mes tics et mes procédés performatifs ainsi qu’un condensé de chaque prestation. Ces notes rassemblent les contraintes qui, mises bout à bout, suggèrent une séquence d’événement convergeant presque toujours vers la production d’un texte, si petit soit-il. En parcourant ces fiches, on devine une tension des nerfs pour produire de l’écriture autrement qu’assis sur une chaise. Debout donc, ou couché, marchant, courant avec la certitude que cette agitation appartient, quoi qu’il advienne, à la partie généralement occultée de l’œuvre en littérature : la dépense concrète du corps rassemblant puis disséminant toute son énergie pour en produire un texte.

fiche 19 de l'Arpenteur, hommage à Gatien Lapointe

La voix qui s’essouffle à l’effort escamote des syllabes. En performance, il n’est pas nécessaire que les mots prononcés soient reconnus par l’auditeur. Un silence ou un grognement peuvent signifier autant qu’une phrase élégamment débitée. Et quand le souffle vient à manquer au corps épuisé, la voix presque silencieuse signifie autant que le cri et elle mérite d’être amplifiée. Ainsi j’ai réalisé des performances sonores sans mots. Et, tranquillement, je me suis faufilé en art action en prétextant que le corps et le texte total seraient mon champ de manœuvre. Du même coup, j’ai questionné les protocoles de production des signes. Ces réflexions souvent théoriques, je les ai consignées dans un carnet qui fut, par l’écriture, un lieu de découverte et de déploiement d’une théorie personnelle de la performance littéraire.


Contexte

En la pénétrant, le soc des charrues
laisse dans la terre une sorte de corrosion
qui l’enrichit de métal et d’éclat.
J’actionne la manivelle du texte.
L’engrenage des lettres se met à tourner.
Et dans ce piège entièrement mû par la dynamique des signes,
je m’y jette tout entier pour en être broyé.

J’ai enseigné la littérature dans un cégep pendant 35 ans. En début de carrière, je voulais — comme tant d’autres de mes collègues — hausser d’un cran la qualité de la mission pédagogique qui nous avait été confiée. Non, la Faculté des lettres ne nous avait pas tout appris et nous manquions sérieusement de données sur le processus d’écriture et sur les interactions disciplinaires qui serviraient à propulser l’étudiant vers sa réussite. À défaut de nous rabattre sur le corpus des idées à la mode, nous avons mis en place notre propre stratégie de recherche. Nous avons alors opté pour la recherche action, la seule qui permette de projeter le regard pédagogique sur ce qui est et qui sera plutôt que sur ce qui fut. 

En 1982, j’ai fondé dans un esprit d’humour, de sarcasme et de crânerie la Centrale textuelle de Saint-Ubald2 où, avec mes collaborateurs de toutes disciplines, nous avons mené des expériences visant à approfondir le champ des connaissances en pédagogie de l’écriture. L’audace dont nous faisions preuve augmentait la stature de nos discours. Il fallait être un peu téméraires ou inconscients pour croire que, de cette centrale, rayonnerait le fracas d’actions puissantes et inédites. La Centrale s’imposait par l’étoffe de sa prétention : concentration des énergies de production entièrement vouées à l’émergence du grandiose dans la matière même du texte, nous nous sommes immiscés au cœur même du signifiant par de spectaculaires interventions. 

Mégalomane sans être prétentieuse, la Centrale se nourrissait de l’orgueil modeste de sa singularité. Nos cibles étaient multiples. Chaque action se posait comme une réponse à une problématique obsédante. Au lieu de nous enfoncer dans l’insatisfaction de démarches approximatives aux recettes éprouvées, nous avons préféré la rupture. Et ensemble, mes collaborateurs et moi, nous avons filé droit devant en étant persuadés que s’y trouvaient des territoires textuels féconds non encore explorés. Ne voulant rien reproduire, il nous fallait tout inventer, même si la fantaisie du geste suscitait doute et incrédulité parmi bon nombre d’observateurs. 

Mais ma rhétorique de persuasion était grande. Aujourd’hui encore, j’arrive mal à imaginer la nature de cette recette gagnante car, quelle que soit l’audacieuse complexité du projet suggéré, je finissais toujours par recruter des complices textuels heureux de partager des processus d’écriture sans précédent. Leur succès était possible, mais il n’était pas garanti. Et pourtant mes acolytes répondaient toutes et tous à cette invitation de coconstruire une œuvre textuelle inédite dont la réussite dépendrait du total engagement professionnel de chacun. 

Nous sommes intervenus avec tous types de clientèles : auprès de professeurs bien sûr, et de géomètres, d’arpenteurs, de géographes, de physiciens, d’artistes, d’élèves, d’étudiants, d’agents d’immeuble, voire de fonctionnaires… Et chaque fois le constat était le même : dès lors qu’on refondait le protocole de production du texte, dès qu’on modifiait la nature des outils traceurs et celle des surfaces tracées, nous basculions collectivement dans le champ de l’art. 

Lors de la réalisation d’Agrotexte, sculpture agricole et textuelle labourée sur une distance de plus de 1,6 km le 10 octobre 1982, nous avons observé qu’il s’était produit dans l’esprit des maîtres laboureurs de la Centrale un changement dans la perception de soi. C’est comme si chez plusieurs d’entre eux s’était opéré une espèce de « shift » cognitif par lequel l’écrivant (ici le laboureur avec sa charrue) en était arrivé à se percevoir lui-même comme un être d’excellence. J’aurai toujours en mémoire ces paroles de Robert DENIS, maître-laboureur de son état, qui une bière à la main et vaguement gris, s’approche de moi et dit : « Jean-Yves, on n’est plus des habitants, sacrament, on est des artiss câliss ». Cette phrase m’a plu instantanément car elle me précipitait sans avertissement au cœur du mystère. Bien entendu, j’y avais entendu des rimes riches. Mais j’ai surtout aimé croire que, ce jour-là, Agrotexte avait rempli son rôle d’éveil et que les individus qui l’avaient réalisée avaient été transformés par l’art. Métaphoriquement, je me suis plu à imaginer que la manœuvre était l’égale d’une structure dissipative.

En labourant du texte, les maîtres-laboureurs se sont perçus autres et le regard qu’ils porteront désormais sur eux-mêmes et sur tout geste de labour ultérieur les remplira de fierté. L’art ne s’embarrasse jamais de demi-mesures. L’art mène à la plénitude, à la contemplation du monde et à la satisfaction de soi puisque les grandes trouées d’angoisse encagent l’être jusqu’à la déception de soi-même sont vite neutralisées par l’action d’inventer et de bâtir du nouveau. À cet égard, nommer ce qui n’a pas encore été dit, réaliser ce qui n’a pas encore été produit exprime de l’inconnu et permet de gagner du terrain sur le silence puisque cette démarche inscrit dans la matière la trace d’un travail de fouille et de don.


Méthodologie du carnet

Avant d’entreprendre leur marche dans l’espace, mes projets de manœuvre ont d’abord fait leur lit dans le champ de l’écriture. Je rédigeais dans des cahiers à couverture rigide sombre de petits textes brefs, des notes, des annotations et j’y traçais toutes sortes de croquis en manigançant une séquence d’actions à performer. On peut y revisiter toutes les recettes de la mise en œuvre de mes interventions artistiques et croire que mon carnet n’était au fond qu’un précis de procédures. Avant de passer à l’acte, je commençais d’abord par imaginer grossièrement un résultat final, disons un long texte labouré dans un champ3, ou une bande textuelle jaune s’étirant sur plus de 160 kilomètres4 puis, une fois ce fantasme grossièrement défini, j’enchaînais avec la rédaction du scénario. Je travaillais simultanément sur plusieurs plans. En regard des tâches à accomplir, je devenais multiple : je pouvais tout aussi bien épouser la logique du comptable que la précision du géomètre. Ces textes prenaient souvent l’allure d’un inventaire étalé sans autre syntaxe que celle de la succession de graphies impatientes : de haut en bas sur chacune des pages, j’y inscrivais des notes que j’alignais de reculons depuis le dernier feuillet du carnet jusqu’au premier. J’avais l’impression d’écrire à rebours, un peu à la japonaise.

Dans mes carnets, je notais la séquence des détournements successifs sur lesquels se bâtissait la manœuvre. Souvent griffonnées dans la quotidienneté des tâtonnements propres au parcours de création en performance, mes notes étaient le témoin d’une volonté de transformer des pulsions brutes en stratégie de réalisation, de transgresser la finesse de la parole par une dépense physique exorbitante, de séquencer les intuitions en démarche ordonnée et toujours en faisant cohabiter l’émotion et le calcul5. Bref, mes carnets furent le lieu d’une écriture stratégique collectionnant des formules de planification et des séquences d’exécution presque toujours reliées à une géographie du territoire concret. Dans ces notes, les allusions à l’espace n’étaient jamais floues. Des indications minutieuses en mètres ou en arpents (192 pieds ou 58,52m = 28 arpents) marquaient des repères précis en désignant un parcours rigoureux de sorte que les chiffres du lieu côtoyaient les termes de leur désignation. « Le lieu et la formule » ou la formule du lieu6, fut l’expression qui désignât toute ma rhétorique des procédures performatives. Je n’ai jamais cherché à produire d’autres exégèses de l’équation laissée en héritage par Rimbaud que celle-ci et j’ai voulu la réécrire sous la forme d’une équation compacte : écriture = lieu + formule : écrire c’est tracer des signes sur une surface.

carnet JY

J’ai donc consigné dans mes carnets des giclures de théorie entachées d’abstractions rhétoriques et d’emprunts à la science du texte7. Plusieurs niveaux d’une écriture à signaux faibles sur le plan stylistique ont côtoyé des listes de tâches et d’objets. De sorte que mes carnets exposaient tout aussi bien un inventaire de déclics que leur justification théorique en cadrant ma démarche dans le champ global des pratiques artistiques des années ’80. Et cela aurait pu s’arrêter là. En soi, les objets performatifs auraient pu ne jamais exister. J’aurais pu ne jamais passer à l’action et les quelques équations fragmentaires résumant la dynamique d’Agrotexte auraient pu prétendre être le substitut de l’œuvre. Mon carnet aurait été un catalogue de possibles puisqu’un corps théorique en assurait déjà la défense8. Mais ce n’est pas ce que je désirais : je considérais le mot9 de Borges comme une boutade car je doute qu’en performance la théorie puisse se substituer à la sensation physique de l’acte performatif et au plaisir organique de présider à sa réalisation, fut-elle gauche et grossière.

En fait, bien que je la sache essentielle, je n’ai jamais cru à la valeur prépondérante de la théorie sur la pratique en art. Même en sachant par anticipation que certaines de mes performances exposeraient de la maladresse plutôt que de la virtuosité, j’ai toujours voulu déployer dans l’espace un moment fébrile où mon corps serait soumis au travail des imaginaires.


Extrait du carnet de 1982 – l’écriture du corps

Rien ne m’intéresse plus dans l’écriture que les mouvements du corps.

J’aime focaliser mon attention sur l’observation d’un sujet gesticulant méticuleusement — ou non — tout entier dévoué à la production de signes. 

Ce visible en acte me fascine : oscillations du bassin, déplacements des chairs, gestes, bougés de l’avant-bras, torsions du poignet, extension des doigts, tremblements, agrippements quasi névrotiques d’objets, saisissement, giration sur place en tant que mouvements fébriles actionnant la dynamique animale de l’individu, crampes sous-scapulaires, spasme du petit-rond, soubresauts, accélérations des mouvements, ralentissements, immobilité, lenteur, paralysie. La performance — et non l’écriture — permet de ressentir les états du corps physiologique non comme thème, mais comme représentation littérale d’un corps au travail10.

Ici, je ne veux pas céder au mythe d’une écriture qui croit s’en tirer avec le thème de l’anémie narrative. Lorsque l’écrivain tient le manche, il ne souffre pas, il ne s’épuise pas lorsque sa main agite un stylo ou que ses doigts tapotent un clavier. La dépense calorique est minime : l’écrivain travaille assis la plupart du temps, même que certains écrivent couchés. Personne n’écrit en marchant ou en courant. L’écriture épuise rarement l’écrivain. La fatigue de l’écrivain est une fatigue normale qu’une sieste ou une bonne nuit de sommeil finit par éponger. En cours de séance, la respiration de l’auteur est plutôt régulière et son cœur ne s’emballe que très rarement à moins bien sûr qu’il ne soit sous l’emprise de substances. Ses signes vitaux ne signalent pas l’urgence d’appeler les secouristes : pas d’essoufflement, pas d’accélération du pouls, pas d’altération du flux de parole entravée par un manque d’air. Rien qui ne signale la présence du corps autrement que par des substituts synecdochiques émaillant le texte : jambe, pied, cuisse, main, bras, cou, cheveux, poil, oreilles, lèvres, langue, ventre, sexe… Ou métonymique : souffle, crispation, grimace, rictus, sueurs, mutilation, saignement, tremblements, effondrement…  Bref, le corps rhétorique est un truc peinard et reposant car il n’est évoqué que par les mots. C’est un corps symbolique, jamais malmené, où l’écrivain s’en sort presque toujours indemne. Les ambulanciers ne fréquentent que très rarement les écritoires.

Au début des années ’80, alors qu’on parlait abondamment de « l’écriture du corps » au Québec, je me suis mis à désirer une pratique textuelle augmentée qui transmettrait en temps réel le halètement d’un métabolisme sollicité par le gonflement d’un muscle à l’effort dont on peut mesurer la dépense et l’épuisement réels11, ce que la littérature est incapable de lui concéder. À ce moment, j’ai cru que la performance pouvait être ce médium. Et j’ai imaginé des scénarios12 pour mettre le corps à l’épreuve et le révéler à travers un stratagème de production de texte.

Si le texte m’active encore, c’est par sa mise en scène. L’aptitude que telle activité spécifique d’écriture recèle de pouvoirs pour exposer le corps dans des postures inédites relance en moi toutes les énergies. Dans un texte littéraire, la métaphore n’a rien de concret non plus que le régime symbolique qui la fonde. En performance, si ! C’est pourquoi seule m’importe ce que la surface de la peau donne à voir quand le corps, lui, prétend en suant accéder à l’écriture. En littérature, la douleur git dans le livre et non dans un corps amoché. En performance, un corps « poqué » peut dicter du texte.

Écrire dès lors, pourrait simplement consister à montrer du corps en mouvement ou, en d’autres termes, à mettre en place un dispositif paradoxal destiné à montrer un corps qui bouge quand il se projette dans un texte. Décollé des fantasmes tramés qui le doublent, on pourrait croire que le procès d’énonciation se suffit à lui-même, mais il n’est rien. Le corps du performeur décrit les limites d’une nouvelle symbolique en écriture : dépense, force, fatigue, endurance, entêtement, records, tous des termes clefs associés à l’exploit. Comme dans la plupart des compétitions sportives, j’ai souhaité que le public puisse parier sur le succès appréhendé d’une performance : Fréchette réussira-t-il son tour de force ? Ou va-t-il s’abîmer à mi-chemin de sa tentative ?

Mais l’enjeu signifiant est ailleurs : la performance m’a permis d’infiltrer tous les discours et d’assaillir simultanément le social et l’imaginaire dans une sorte de tension qui ne laisserait plus aucun doute quant à l’issu de l’enjeu : le corps n’en sortira que très fatigué.

Aujourd’hui encore il m’arrive parfois de relire mon carnet. Je le parcours comme si j’observais une carte. J’examine un itinéraire. Je scrute un trajet. Je fixe des repères et mesure sans nostalgie l’écart entre hier et aujourd’hui : celui de ma sensibilité, celui des esthétiques et des styles, celui des technologies, celui de ma forme physique. Cet exercice est bénéfique car il me permet de procéder aux micro ajustements qui confèrent de la pertinence à mes prochaines actions. Et je sais que je peux encore y puiser puisqu’il s’est constitué en un atlas de lieux et de formules répertoriant tous mes désirs parallèles. À cet égard, on pourrait dire que mon carnet propose une rhétorique forgée par l’usage de mes mots et de mes gestes en performance.

La performance littéraire ne contraint pas le sens : elle le laisse flotter méticuleusement pluriel dans l’espace de son déploiement. Il règne autour de la performance un halo de significations diffuses alimentées par la bravoure d’un corps singulier qui expose l’audace de sa fragilité. Ce geste d’offrande désintéressée, porté par un signifiant survolté, est toujours propulsé par le corps du performeur, mais également par des outils et les machines dont il se sert. Le sens peut donc, à ce moment, être senti comme une proposition concrète du corps opérant une jonction entre le littéral et le symbolique, recourant même parfois à une stratégie d’algorithmes qui vont le produire et le déployer13. En parcourant le champ du texte, l’arpenteur ne laissait derrière lui aucune trace visible. Et grâce aux technologies de géolocalisation, la trace invisible des pas du marcheur a fini par s’imposer comme le sens réel d’une virtualité pleinement signifiante. Ainsi la performance se déplace dans la polyphonie des langages et des technologies. Et, même si j’ai souvent pensé que l’écriture de mon carnet était aussi importante que la performance elle-même, je n’ai jamais pu renoncer à l’idée qu’elle puisse ne jamais se réaliser. En performance, le fantasme de la conception n’est pas plus puissant que la marche de sa réalisation. Les brouillons de mon carnet énumèrent les impulsions brutes d’un élan créateur parsemé de fulgurances métaphoriques. On pourrait le consulter comme un agenda des possibles performatifs dont il resterait à inventer la syntaxe.


La mise en route

photo du document Plis sous Plis

Plis sous pli14 fut ma première « machination du réel15 ». Réalisée à bord d’un vol Mirabel-Paris avec la complicité de Pierre-André Arcand, cette performance littéraire obéissait à un scénario qui, selon les lois du genre, proposait une certaine théâtralité élémentaire amalgamant devant public discours, gestuelle, écriture, objets, son, poésie et ce dans la perspective d’une totale transgression.

Même aujourd’hui, il m’est difficile de répondre à la question de mes débuts en performance : comment tout cela a-t-il commencé ? Tout ce que je puis dire maintenant c’est qu’il y eut un jour où un déclic s’est opéré révélant une bonne part d’audace et de bravade et j’ai tout de suite senti que je devais m’abandonner à la force brute du désir d’exprimer quelque chose de singulier. Je me suis senti interpellé par la marge du refus voulant casser les protocoles des institutions littéraires et des maisons d’édition. Dès le début, j’ai senti que cet appel pourrait me faire plonger carrément dans la démesure. D’où cette obligation que je me suis fixé de pervertir l’art par l’hyperbole et les grands nombres en tenant le compte exact de toutes les ressources impliquées. 

Il y a quelque chose d’athlétique dans toute performance surtout lorsque le corps se donne lui-même comme objet de dépense. C’est pourquoi j’ai longtemps cumulé les statistiques16 de chacune de mes actions performatives — surtout au début — où j’assimilais volontiers l’exploit performatif à l’exploit sportif17. Chaque stratégie d’expression en performance, quelle qu’en soit la dimension, révèle la trace d’un excès où le désir, en révélant ses fantasmes au spectateur, approfondit un peu plus la connaissance de soi et du monde. La performance est une pièce unique, rarement reprise, jouée devant public quand ce n’est pas jouée par le public, dans un lieu et un temps limité. Le site Web d’Inter Le lieu soumet cette définition abrégée de la performance :

  • C’est une discipline qui a pour origine le mouvement fluxus, dans le dadaïsme, le futurisme et les happenings.
  • C’est une discipline de plus en plus populaire qui s’enseigne maintenant dans les CÉGEPS et les Universités.
  • C’est par essence un art qui laisse peu de traces derrière lui.
  • C’est l’utilisation du corps, du temps et de l’espace comme matériaux de base.
  • C’est un art de l’immédiat, présenté en public, d’ailleurs souvent en interaction avec celui-ci.
  • C’est souvent une pratique éphémère et évanescente qui remet en cause la notion de l’objet d’art.
  • C’est l’art en actes.
  • C’est l’art en présences18.

Du muscle dans les lettres

Ma première manœuvre19 fut Physitexte, performance physique et musclée, exposant ouvertement un scénario inspiré du monde de l’édition. La manœuvre a mis en œuvre toutes les composantes de la production d’un livre et les a livrés live en temps réel, au public qui circulait parmi les dispositifs de l’installation, aménagée au jubé du Temple Wesley (aujourd’hui la Maison de la littérature) qui était déjà, à l’époque, un lieu animé par l’Institut canadien de Québec. Physitexte exposait les acteurs du livre en montrant la complicité en acte de métiers interdépendants : écrivain, éditeur, secrétaires, correcteur d’épreuve, imprimeur, relieur, distributeur. J’y avais rassemblé sur place toute la quincaillerie d’édition du livre, tous les outils, tous les instruments : a) les outils privés de l’écrivain (l’ensemble des 4 000 fragments de texte exposés dans une cage textuelle de 12 pieds de haut constituée de 20 barreaux, ce dispositif symbolique de l’espace intime par excellence d’où germe l’écriture : la tête de l’écrivain) et b) les instruments usuels de l’industrie du livre et leurs manipulateurs experts (les dictaphones des sténo-dactylos retranscrivant la voix de l’écrivain, les lecteurs professionnels qui interviennent au niveau des indications de re-writing, l’éditeur qui impose les aspects matériels et politiques de la publication, les appareils de reproduction du manuscrit, l’imprimeur qui veille à la multiplication des textes originaux, les appareils servant au rassemblement des feuillets photocopiés, le relieur qui les assemble pour en faire un livre et, en fin de course, le libraire qui met le livre en vente). Tous ces actants étaient réunis dans un même lieu exécutant les tâches d’un mandat d’édition de livre.

Aux yeux de certains, Physitexte20 a pu apparaître comme un théâtre d’édition. Mais c’était avant tout une manœuvre dont l’impact venait des interrelations publiques des divers corps de métiers impliqués dans la production collective d’une œuvre : pour la première fois peut-être, on peut voir les dessous du livre en action. Et pour la première fois aussi je sentais que l’issue de la performance, son contenu, son déroulement et jusqu’à sa logistique m’échappaient totalement : dès que l’opération fut lancée, la manœuvre était en marche et je n’ai plus eu mon mot à dire dans la succession des événements observables par le public, le tout étant régulé par les interactions professionnelles des acteurs du livre.

fiche 3 Physitexte

Lancer une performance ou une manœuvre implique un total abandon au déroulement orchestré de l’action. Dans la manœuvre, on constate un repli du soi au profit du projet dans lequel les spectateurs prennent le relais pour en devenir les protagonistes. Cela avait été très clair avec Plis sous pli réalisé avec Pierre-André Arcand. Dès que l’action fut lancée, j’ai perdu le contrôle du déroulement de la performance. Le hasard allait y jouer un certain rôle selon une mécanique d’exécution où précisément je croyais n’avoir rien laissé au hasard. Plis sous pli consacre l’écriture comme espace d’un jeu paradoxalement soumis à la tyrannie du chronomètre. Le minutage du temps pour chacune des interventions textuelles s’étant invité comme un joueur supplémentaire. Dans cette action, publiquement exécutée, Arcand a suppléé au manque de temps par l’ajout rapide d’un surplus de signes concrets, souvent grossiers, s’apparentant au ready made. Plis sous pli est un livre-objet qui se fabrique sur les données de ses propres traces. C’est un livre qui, se déployant dans l’espace clos d’un habitacle d’avion se recroqueville autour du périmètre bref de ses plis. 

Douze textes, douze feuilles pliées chacune comme un origami original, douze enveloppes-réponses sur lesquelles, bien malgré lui, mais avec la complicité d’un savoir-faire improvisé, Arcand répond : il cesse d’écrire, il griffonne plutôt dans la précision de la mise en scène dont il est à la fois l’objet, le moteur et l’enjeu ; il consent au collage, à la tache, au découpage… Il prive les lecteurs du seul espace mythique que lui réservait encore la scène privée d’une correspondance intime en la versant instantanément dans le domaine public des actions performatives. Plis sous pli deviendra une publication inscrite au répertoire des artefacts des livres-objets dans le catalogue des Éditions du Noroît. Mais, entre-temps, Plis sous pli aura d’abord été consommé dans la vitalité du processus de production d’une écriture à contrainte et saisie dans la marche hésitante de son ébauche devant public.

Ainsi, je sentais progressivement que l’écriture pouvait devenir un champ d’explorations qui irait bien au-delà des contraintes éprouvées par tout écrivain liée aux diktats des formes et des règles (la grammaire du récit par exemple, la rhétorique, les formes fixes, etc.) et des contenus (les réseaux sémantiques hiérarchisé d’une œuvre, les thèmes, les enjeux sociaux, etc.).

J’allais bientôt tirer partie de cette équation compacte et généreuse en la déployant sur plusieurs scènes, sur plusieurs territoires : ÉCRIRE = TRACE + SIGNES + SURFACE. Écrire, c’est tracer des signes sur une surface. Ce fut une stratégie qui permettait au projet d’écriture d’afficher toutes ses composantes, de les rendre visibles et palpables pouvant alors se déployer à partir de cette formule. La performance viendrait afficher tout ce qui, dans l’écriture traditionnelle, se masque dans une sorte d’abdication de l’explicite au profit de l’implicite. La performance permettrait d’inverser ces rapports en amalgamant dans un seul geste le signe et sa structure de réalisation.

Cette équation brève allait guider presque toute ma production ultérieure qui s’est étalée sur près de dix ans à la Centrale textuelle de Saint-Ubald. Ainsi j’ai pu :

  1. pervertir les protocoles de production en écrivant à plusieurs mains, ou à plusieurs voix ;
  2. organiser le désordre de listes en misant sur le hasard, ou non ;
  3. vulgariser la situation d’énonciation en mettant des mots dans la bouche de n’importe qui pour les faire écrire ;
  4. modifier les outils traceurs, les surfaces tracées tout en altérant matériellement la nature des signes ;
  5. hybrider la manœuvre en y déployant un protocole de production qui emprunte tout aussi bien à la théâtralité du collectif qu’à la démythification du processus d’écriture ;
  6. Céder l’initiative des formulations à des algorithmes complices.

Puis, les projets se succédant, je me suis imposé une esthétique de travail qui n’a pas hésité à faire appel à des technologies singulières : la roue (L’itinéraire du texte), le miroir (G mon soleil sans complexe), la charrue (Agrotexte), l’ordinateur (Le party textuel) et dernièrement, le GPS (L’Arpenteur).

En cours d’exécution, je réagissais comme un chef de projet et non comme un artiste (!) : je dressais la liste des biens livrables, je concevais les stratégies d’arrimage entre les objets et les personnes et je prévoyais les séquences d’enchainement des actions ; je m’assurais de la disponibilité des fournitures utilisées par les acteurs du chantier textuel : appareillage de toutes sortes (photocopieurs, miroirs, ordinateurs, etc.) et je surveillais l’enveloppe budgétaire. Je coordonnais le travail des équipes spécialisées.

Agrotexte a été le projet où furent mises à profit les compétences de plusieurs équipes multidisciplinaires (commando de maîtres laboureurs, monteurs de chapiteau, barmen assurant le services consommations lors de la soirée festive célébrant l’écriture de TEXTE TERRE TISSE, orchestre de la soirée dansante, disponibilité d’un hélicoptère pour effectuer des tours de textes du haut des airs, photographie terrain et vidéo aérienne, concours de cerfs-volants pour les enfants, plongée de parachutistes dans le texte, etc.). J’allais cependant me réserver tout le travail de relations médiatiques : rédaction des communiqués de presse, entrevues, invitations protocolaires, commande de l’affiche officielle, dépôt auprès de la société Guinness d’une demande d’homologation de record pour le plus grand texte labouré au monde, etc. Je tenais aussi à rencontrer tous les commanditaires éventuels pour chacune de ces manœuvres : la Coop de Saint-Ubalde, Molson et Forano, pour Agrotexte, Apple Canada pour le Party textuel, Express Marco pour l’Itinéraire du texte, sans oublier les commerces ou les institutions dont les missions respectives pouvaient inclure la Centrale textuelle de Saint-Ubald dans leur zone d’influence : les municipalités, la police, les agents de la douane, etc. 

C’est la curiosité et non le doute qui fut le moteur de presque toutes mes performances. Au fond, j’ai toujours cherché à découvrir ce qui « se passerait » si… Si je modifiais les outils traceurs, les surfaces tracées et si j’intervenais directement dans les processus de production pour les altérer, les hybrider, les confondre et les réinventer. Il m’était égal de ne pas connaître l’issue de ces manipulations ni même de pouvoir imaginer leur statut définitif dans l’univers des actions ou des objets. Le seul fait de pouvoir les inclure dans un énoncé pour les décrire ou les imaginer suffisait à les rendre possibles à mes yeux et à déclencher un désir de réalisation capable de mobiliser toute la créativité nécessaire pour en voir la fin. Et… elle était immense !


Borges et moi23

Œuvrant dans le transitoire, le performeur laisse derrière lui peu de traces de son passage même s’il occupe simultanément plusieurs territoires. Est-ce celui de la séduction ou de la répulsion, celui de l’apaisement ou de la provocation, celui du beau ou du laid, celui du silence ou du bruit, celui du minuscule ou de l’énorme, celui de la légèreté ou de la lourdeur, celui du rire ou de la douleur ? Le performeur est à l’aise dans ces zones limites parce qu’il se sait constamment à la recherche de nouvelles attitudes d’émotions. Pour y parvenir, il s’applique à injecter de l’inédit dans ses comportements. Mais où trouver de l’inédit ? Comment produire du non encore vu ? Du non encore su ? Rimbaud a cru que la voyance était cette clef et il en a donné la recette : « Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens » affirmait-il dans une lettre à Paul DEMENY24. Cet énoncé est sans doute la phrase phare de la poétique rimbaldienne. Et j’aime la paraphraser. Elle agit sur moi comme un déclic primal. Je la considère comme une sorte de passe-partout pédagogique qui force la découverte de ma propre compétence artistique ; c’est un passeport qui permet au performeur d’accéder à tous les territoires de déstabilisation du corps et de l’intellect. L’art est un long processus qui révèle d’immenses ressources où les conflits et les antagonismes trouvent leur équilibre dans l’unité de leur forme ou de leur mouvement. L’art s’inspire du réel lorsque l’exaltation des émotions excite la perception du beau. L’art n’est pas un reportage. L’art est une figure de proue. L’art est en avant, devant toutes choses. L’art est là où l’œuvre nous propulse. Le but de l’art n’est-il pas « de donner une sensation de l’objet comme vision et non comme reconnaissance. »25

En débusquant des zones de vacuité matérielle ou symbolique, le performeur s’y précipite pour les envahir. Le désir du performeur le pousse à combler un manque dans lequel, il l’espère, le spectateur se reconnaîtra instantanément. Car l’œuvre performance est faite de tous les contraires possibles. Elle intègre tous les contrastes. La performance est une structure en équilibre se ravitaillant d’acceptation ou de refus, de fusion ou de rejet. Elle est à la fois friable et robuste. 

Dans l’arsenal des images stylisées, j’aime surtout les figures fortes de la contradiction décrite par la rhétorique. J’aime l’antithèse et l’oxymoron et c’est pourquoi j’ai toujours essayé de maintenir la part égale entre ces deux manifestations apparemment antinomiques : soit entre la performance et la littérature. Entre le mot et l’action, entre le signe et le geste. Et c’est dans la littérature, dans l’œuvre de Jorge Luis Borges principalement, que j’ai trouvé la caution littéraire convenant à plusieurs de mes actions.

borges illustration
Jorge Luis BORGES : illustration tirée de Argentine26 par Martin Cassista

J’aime la dérive des fictions de Borges, les impertinences logiques de ses raisonnements, ses allusions à des écrivains imaginaires et leurs citations inventées et j’aime son art du faux. En lisant Borges, j’ai découvert que certains passages correspondaient presqu’au design de mes propres manœuvres. C’est comme si des fragments de l’œuvre borgésienne avait été écrits pour leur servir d’exergue. Bien entendu Borges n’a jamais écrit pour moi et ses textes, s’ils m’ont servi d’inspiration, m’ont surtout servi à cautionner à postériori les visées les plus cocasses de mes manœuvres.

Physitexte

« D’autres croient résoudre les énigmes de l’univers grâce à une armature de bois munie de poignées de fer, qui combine des mots au hasard27 ». 

Cette citation annonce le dispositif de la cage textuelle : cette cage en bois de 12 pieds de haut dans laquelle j’ai assemblé puis lu à voix haute les 4 000 fragments de textes collés sur les barreaux de cette prison symbolique.

Le lieu-dit le lieu

« On conjecture que ce « brave new world » est l’œuvre d’une société secrète d’astronomes, de biologues, d’ingénieurs, de métaphysicien, de poètes, de chimiste, d’algébristes, de moralistes, de peintres, de géomètres28. »

En poussant encore plus loin la frénésie d’un rassemblement de compétence, j’ai réuni plus de soixante spécialistes pour leur demander de décrire selon les normes respectives de leur expertise professionnelle, un tout petit lieu : un cube de 1cm x 1cm dont l’emplacement fut déterminé par les nombres obtenus lors d’un tirage de la super loto.

Le public dans tous ses états

« Je vous donne ma parole que […] je ne me permettrai plus aucune fausse citation29. » 

Dans cette manœuvre, c’est le public qui signalait les citations lues par le performeur en précisant les contraintes d’énonciation auxquelles il devait s’astreindre.

Agrotexte

« Il y a des poèmes fameux composés d’un seul mot énorme30. » 

Une large inscription (TEXTE TERRE TISSE) fut labourée le 10 octobre 1982 par les quinze maîtres laboureurs de la Centrale textuelle de Saint-Ubald dans le champ et leurs assistants.

G mon soleil sans complexe

« […] ce beau sous-titre : a game with shifting miroirs (un jeu de miroirs en mouvement)31. »

Avec mes complices physiciens, nous avons installé un immense périscope de 7 miroirs permettant de détourner un rayon de soleil et de le faire grimper par le puits vide d’un ascenseur jusqu’au 31e étage du Complexe G. Arrivé là, le rayon frappait une cellule photo électrique, déclenchant l’impression d’un texte collectif auquel ont participé plus de 300 personnes.

L’itinéraire du texte

« Avec le temps, ces Cartes Démesurées cessèrent de donner satisfaction et les Collèges de Cartographes levèrent une Carte de l’Empire, qui avait le format de l’Empire et qui coïncidait avec lui, point par point32. »

L’itinéraire du texte a permis le déroulement d’une bande de papier jaune sur une distance de plus de 160km, de Jackman aux États-Unis à Lévis. Les journaux rapportent que plus de 10 000 écoliers ont participé à la manœuvre. Accueillie dans les villages de la Beauce, la bande de papier était maintenue au sol par des pierres décorées par les enfants, ce qui en permettait la lecture par les parents et les amis.

Le party textuel

• « Il suffit qu’un livre soit concevable pour qu’il existe33. »

Le Party textuel, aura permis de produire une collection de livres singuliers, écrits et publiés en une seule semaine : Tous les ouvrages furent conçus au centre d’un espace de travail en plein air dont le périmètre était circonscrit par le contour d’une immense pomme labourée de 100m de diamètre.

Au moment de concevoir chacune des manœuvres réalisées par la Centrale textuelle de Saint-Ubald, j’aimais bien penser que Borges en était le patron. J’entrevoyais dans chacun des fragments choisis le condensé symbolique de mes déploiements monœuvriers. Ce travail d’association est à la fois ironique et surprenant. Non, je ne suis pas l’émule de Borges, mais il me plaisait tout de même d’imaginer que la parole du plus grand écrivain d’Amérique du Sud résonnait quelque part au Québec, dans les actions produites par une entité québécoise del norte qui se voulait elle-même une fiction légale. Lecteur de Borges, je me suis fié à la vérité de ses objets improbables en présupposant qu’ils pourraient en devenir un équivalent formel adéquat. 

J’ai toujours souscrit à l’idée que l’action artistique puisse s’apparenter à un processus de dérive. Et cela est particulièrement vrai pour la performance ou la manœuvre. Partant d’un point A, le travail de l’artiste le conduit à un point B par ajout, fusion, synthèse, amalgame, collage, remix ou retrait, toutes ces opérations qui transforment le réel instantanément pour créer du neuf. « Le nouveau n’est pas une mode, c’est une valeur »34 suggérait Roland Barthes. La recherche de la nouveauté est, depuis Baudelaire, l’une des quêtes avouées en poésie, en musique, en art.

« Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ? Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau ! »35

Le performeur disparait souvent dans ce gouffre. La métaphore peut faire sourire, mais rien de plus sombre que certaines actions de Chris Burden, Stelark, André Stitt, Boris Nieslony ou Orlan. Rien de plus lumineux et ludique aussi que celles de Alain-Martin Richard, Richard Martel, Pierre-André Arcand, Jean-Claude St-Hilaire ou Julie Andrée T.

En réalité la dérive dont il est ici question est une dérive purement spéculative puisqu’il s’agit d’évoquer la méthode de production propre au travail du performeur et indiquer par là que l’artiste ne crée pas une œuvre ex nihilo. Au contraire, le performeur réunit, élimine, assemble ; il redistribue les objets, les matières, en rééquilibre les forces et les tensions signifiantes et reprogramme les rôles. Envahissant le présent, le performeur crée du futur, il manipule de l’inédit en invoquant un travail d’acceptation des images et des mots stockés en mémoire ou projeté sur un mur. Comment imposer une voie singulière si on n’a pas d’abord épuisé toutes les formes du passé ? Comment se projeter dans l’à-venir sans prendre appui sur les données du révolu ?

Ainsi, je n’ai que très rarement procédé au montage artistique de propositions théoriques à partir d’intuitions, ou de « flashes » spontanés. Quoi qu’on en pense, j’ai toujours préféré l’analyse à l’impulsion, le calcul à l’improvisation. Je me suis constamment assuré d’émouvoir, de surprendre ou de faire sourire en considérant la performance — ou la manœuvre artistique — comme l’effet d’une transposition concrète d’un aphorisme borgésien saisi comme piste d’envol ou comme point de chute.

On pourrait dire qu’une telle attitude tient plus spécifiquement de la didactique, de l’organisation des compétences, que de la démarche artistique puisque chacune de mes manœuvres tente irrémédiablement de s’associer à des parcours collectifs au détriment d’une visée exclusivement personnelle. Voilà pourquoi, en performance, j’ai toujours privilégié le travail d’une belle bande de folles et de fous motivés par la réalisation d’une action concertée. Voilà pourquoi j’ai tenté de glisser dans l’espace public les mots de la tribu.

Ainsi, tout en douceur, comme performeur j’ai organisé des machinations du réel pour en orchestrer le déroulement…

Souvent en performance, le temps d’exécution de l’œuvre coïncide avec celui de sa conception. Ceci ne signifie pas que l’artiste perde totalement le contrôle de sa production. Le performeur est souvent « à la dérive » de lui-même, mais il n’est pas la proie d’une force occulte qui le meut en le dispersant. Il n’est pas habité par quelque démon ou secoué par les soubresauts d’une folie ravageuse, ni agité par un déraillement psychique documenté. Au contraire, s’il a du métier, il travaille plutôt adroitement, avec dextérité. Il semble lucide, nuancé, calculateur, rusé et intuitif. Il sent la présence des choses nouvelles et les organise en système. Il assemble des pièces éparses dont il invente sur le champ une syntaxe d’agencement. Pragmatique, il est seulement préoccupé par les nouveaux rapports de proximité qui peuvent s’installer entre les objets, les mots, les lettres, les gestes, les couleurs, les formes, le bruit, la voix, le souffle… et leur économie. Bref, l’artiste construit de nouvelles correspondances entre les choses, les sons, les lumières, les discours. C’est ce qui lui permet de pénétrer dans des zones inoccupées de l’imaginaire collectif et d’y être catapulté par son propre désir.

Il m’arrive de penser que souvent, le performeur carbure à la peur. Peur que tout flanche : l’éclairage, la sonorisation, le matériel, son cerveau, son corps. Mais toujours, il persiste, il maintient le cap, il se relève et signe !


Les alliés théoriques

Les théories linguistiques modernes, quelles que soient leurs variantes,
sont d’accord pour considérer le langage comme un objet strictement « formel »,
au sens de : relevant d’une syntaxe ou d’une mathématisation.
– Julia KRISTEVA –

Le texte est une pratique signifiante, privilégiée par la sémiologie
parce que le travail par quoi se produit la rencontre du sujet et de la langue
y est exemplaire : c’est la « fonction » du texte que
de « théâtraliser » en quelque sorte ce travail.
– Roland BARTHES – 

Le texte est une productivité. Cela ne veut pas dire qu’il est
le produit d’un travail (tel que pouvaient l’exiger la technique
de la narration et la maîtrise du style), mais le théâtre même d’une production
où se rejoignent le producteur du texte et son lecteur : le texte « travaille »,
à chaque moment et de quelque côté qu’on le prenne ;
même écrit (fixé), il n’arrête pas de travailler,
d’entretenir un processus de production. Le texte travaille quoi ? La langue.
– Roland BARTHES –

Labourée le 10 octobre 1982, TEXTE TERRE TISSE, ne serait pas totalement achevée ce jour-là. J’ai voulu qu’elle s’inscrive dans le paysage comme une sculpture vivante pétrie constamment par le jeu des changements d’air, de température, de lumière, de saisons. Agrotexte vivrait donc toute une année. Labourée à l’automne, la sculpture agricole et textuelle se reposerait tout l’hiver, décomposant par l’action du gel et du dégel les mottes de terre retournées afin de les rendre propice au travail de la herse printanière. Ainsi préparée, la terre serait à nouveau ensemencée au printemps suivant de graminées dont les tiges matures seraient à l’été légèrement plus pâles que le fond de foin d’origine. L’automne suivant, les pousses textuelles seraient moissonnées, ensilées et servies au troupeau de vaches Holstein, ces bonnes laitières. Et alors il me plaisait de penser que le lait qui sortirait du pis des vaches de Luc Cossette, serait un breuvage blanc avec un arrière-goût d’encre végétale. C’est ainsi que, littéralement, cette année-là, il m’est arrivé de boire un verre de texte.

Les médias grand public, la télévision et la presse spécialisée ont fait large état de cette œuvre de land art. « Une idée de fou » ont titré certains alors que d’autres soulignaient l’apport du collectif des maîtres-laboureurs unis dans une entreprise « agro artistique » inusitée. Œuvre fédératrice, Agrotexte fut à bon droit associée à l’art sociologique, à l’art des régions, au land art, à la ruralité, à la manœuvre et à la sculpture environnementale.

Permettez-moi de vous soumettre ceci : avec Agrotexte, je venais de découvrir les rudiments d’une nouvelle pédagogie de l’écriture basée sur l’art, la performance et leur haut niveau d’exigence. L’art est attentif et discipliné et, quoi qu’on en dise, avant d’être une « projection libérante » l’art est toujours une question de mesure, de rythme, de vibration, de structure dynamique, de règles acceptées ou transgressées car l’art porte en lui tous ces motifs psychiques qui sont au centre d’une pédagogie de l’écriture audacieuse et novatrice gouvernée par la culture générale. 

Fort de ces observations, il ne me restait plus qu’à les expérimenter avec mes étudiants. Et c’est ce que je fis en 1986 en réalisant le Party textuel qui fut un chantier textuel à ciel ouvert en état de marche pendant toute une semaine. Mais je tenais également à prendre le pouls d’une certaine « modernité » et y glisser quelques rudiments des « tics » naissants, ces nouvelles technologies de l’information. 

image photographique du party textuel en 1986

J’ai réuni soixante d’entre eux qui, décidant de prolonger leur session d’hiver d’une semaine, se sont installés dehors, à l’air libre, pour écrire des poèmes et des récits, au centre d’une immense pomme labourée de 100m de diamètre. Dix livres d’artistes furent produits et assemblés grâce à la technologie du Desktop publishing de Apple. LogiTexte, un simulateur rhétorique, fut utilisé pour la rédaction des textes en assemblant des mots provenant d’une vingtaine de pays. Le pays de provenance de ces mots serait retenu comme titre du livre : Suisse, France, Togo, Chine, États-Unis, etc. Il m’a donc suffit, comme dit Borges, d’imaginer avec mes étudiantes et mes étudiants ces livres improbables, pour qu’ils existent, révélant au grand jour, une véritable manœuvre d’édition.

photographie aérienne de la pomme labourée

Pendant cette semaine de juin 1986, ils se sont installés dans un champ travaillant en dyade, l’un au texte, l’autre aux illustrations numériques produisant en quelque sorte un modeste livre d’artiste informatisé que nous avons publié à 100 exemplaires. Cette mise en scène du protocole d’écriture était novatrice à plusieurs égards. Qu’il suffise de lire la quatrième de couverture d’un de ces livres pour saisir l’ampleur de cette machination.

« Imaginez l’été, imaginez la pleine lune, imaginez dans un champ vingt ordinateurs au clavier desquels travaillent autant d’écrivains et d’illustrateurs.
Imaginez alors une fête du texte, un party quoi, réunissant dans une folle entreprise d’écriture des mots et des images venus de 19 pays…
Imaginez encore une immense pomme labourée de 100 mètres de diamètre…
Imaginez enfin 19 livres — dont celui-ci — que vous lirez écrits et publiés en une semaine… »

Mes collaborateurs et moi avions convenus d’un certain nombres d’exigences que nous avons toutes respectées : nous voulions quitter l’atmosphère bétonné du cégep, travailler dans un bel environnement, ouvert, lumineux avec un ratio d’ordinateurs jusque-là jamais vu pour un projet pédagogique, nous voulions une disponibilité accrue des professeurs, nous voulions que le chantier textuel soit ouvert 24 heures sur 24, nous voulions travailler avec un logiciel de production textuel inédit — introuvable jusqu’alors, mais que nous avons développé — et nous avons tenu parole.

image le party textuel

Qu’existe-t-il au-delà du travail de la main en écriture ? Je ne parle pas ici du recours aux machines, aux outils utiles qui assurent un traitement appréciable du signifiant, non ! Que reste-t-il du travail du corps après que la main se soit retirée du travail d’écriture ? Certes la voix peut prendre le relai, assurer le suivi et assumer la dispersion des sens. Mais elle ne les ancre pas dans une démarche du corps physique comme le feraient les pieds si le déplacement du scripteur s’appuyait de tout son poids au sol, surface sûre et stable, la meilleure sans doute pour y déposer quelques signes. Ce déplacement de l’énergie d’une main tendue vers le pied n’a rien de bien élégant lorsqu’on le formule ainsi. Ce transfert signifie pourtant que les lettres ainsi tracées par la course du corps dans l’espace feront désormais partie, non pas d’une économie du feuillet ou de la page, mais qu’elles s’inscriront dans le paysage en révélant littéralement une véritable géographie du texte.


Aphorismes du performeur

Si j’écris de façon démesurée, c’est que j’aime bien me sentir coincé dans un tourbillon d’élégance typographique, ce qui est une façon pour moi de me libérer de la graphie acquise.

Mon corps est dans mon écriture où il se disperse.

Le texte comme théâtre : j’ai voulu rendre visible ce que le livre ne véhicule jamais dans une librairie, dans une bibliothèque : le corps essoufflé de l’écrivain.

Je voulais jouer le texte sans la métaphore du corps. Le corps texte serait éprouvé physiquement comme résultat d’un travail, d’une dépense où en résulterait un essoufflement, des raideurs musculaires. Au terme de ces exercices, les muscles seraient gonflés d’acide lactique et le texte apparaîtrait comme un apaisement, comme une diminution de la douleur consécutive à l’effort.

J’ai voulu avant tout révéler le théâtre de l’écriture, non pas le texte du théâtre, mais ces éléments si simples qui le composent : le personnage de l’écrivain, le personnage du lecteur, la machinerie du texte, le décor, les outils tangibles ou non et faire pénétrer le spectateur dans un univers concret et dynamique.

J’ai voulu créer des livres qu’il serait impossible de mettre en bibliothèque.

Je ne me suis jamais attardé à définir ce que pourrait être une géographie de l’excès en typographie. Mais j’ai longtemps nourri le fantasme d’aborder la lettre par la démesure du trait.

Je ne crois pas avoir jamais renoncé à approfondir la notion du gigantisme en typographie. Ponctuellement, à chacune de mes performances territoriales, cette manie de l’excessif soulageait temporairement ma douleur, mais elle n’a jamais totalement abrégé ma souffrance d’être né nain.

J’étais mû par une sorte d’instinct stratégique d’alimenter le monstre de la démesure par une action de thérapie artistique qui, me plongeant au cœur de tous mes fantasmes, me libérait de toutes mes folies.

J’ai abordé le monde des lettres en me laissant pervertir par le charisme de toute formule. Ainsi écrire = trace + signe/surface me permit-elle d’entrer dans un univers de réparation de poésie.

Une sorte de majesté du texte dans l’opulence et la grandeur du tracé.

On pourrait croire que le corps de l’Arpenteur marche dans un champ de signes abolis. Il n’en est rien. À considérer l’ampleur de la machinerie qui rendent le péditexte visible (équipement GPS, satellites, algorithme de décodage, écrans, iPhone, etc.) on devine la lourdeur sophistiquée de la technologie qui s’est mise à son service pour redonner à l’œil son statut de lecteur affolé.

Vous m’attendiez là et voici que je n’y suis déjà plus.

Mes itinéraires calligraphiés de l’automne ne se sont jamais égarés dans la déroute d’un raisonnement frivole. Ils ont plutôt été intégrés dans la masse des signes invisibles qui, à notre insu, nous dominent.

Je me suis faufilé en performance en prétextant le texte comme champ de manœuvre.

Quadriller la terre de parcours signifiants induits par la marche d’un écrivant solitaire.

Et si dans l’acte d’écrire, le mot n’apparaissait jamais.

Écrire c’est rendre du corps visible

En art, le vagabondage n’est pas synonyme de pauvreté, mais de prospection.

J’entendais des partitions, comme un texte lancinant qui n’arrête pas de tourner dans ma tête de magnétophone.


Retour au carnet de bord : dans les coulisses d’Agrotexte, 1982

Je retranscris ici les notes les plus bavardes de mon carnet de bord.

Printemps 1982

Chez Luc Cossette, dans sa shed à lait je me suis entendu sur le prêt d’un champ de 22 arpents pour une activité de labour textuel. Il fut convenu, à sa suggestion, que le texte ne serait pas labouré, mais roto-culté. 

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Chez Jean-Marc Darveau à Saint-Thuribe. Jean-Marc me suggère d’aller voir Richer Douville dépositaire d’équipements de ferme John Deere.

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Dans le garage de Luc Cossette : confirmation. Luc me prête le terrain situé derrière le 1019 Rang Saint-Paul nord. Dimension : 3 x 23 arpents. Il faudrait peut-être négocier les 5 arpents qui restent avec Pierre Darveau pour que le texte s’étende du rang Saint-Paul au rang Saint-Achille. On pourrait ainsi obtenir un texte de 15 lettres ce qui nécessiterait 15 tracteurs. Luc me dit qu’il ne voit pas de problèmes quant à lui. Cependant il faudrait prévoir plusieurs modèles de roto-culteurs compte tenu de la puissance respective de chacun des tracteurs. « Certains cultivateurs ont de gros tracteurs (100 HP et plus), d’autres sont plus petits. De plus, il ne faudrait pas que le sol soit remué de plus de six pouces en profondeur à cause de l’extrême friabilité de cette « terre noire ».

  • [Dans son essai « D’Agrotexte à L’Arpenteur : processus alchimique de Bleu diode sur l’œuvre de Jean-Yves Fréchette », op. cit., p. 40, Dominique RAYMOND signale une judicieuse correspondance entre le labour d’une « terre noire » et l’étymologie égyptienne du mot. Raymond révèle en outre qu’Agrotexte et l’Arpenteur pourraient être associés au processus alchimique : « Sans en avoir, Jean-Yves Fréchette et Bleu diode auraient donc travaillé au Grand Œuvre, tel qu’on nomme la réalisation de la pierre philosophale, et peut-être ont-ils trouvé l’élixir de longue vie, à moins que l’œuvre Web, un jour, ne disparaisse… elle aussi. […] Comme quoi l’étude des procédés, à l’inverse de ce qui est généralement admis, permet parfois de faire apparaître une certaine magie, sans pour autant percer quelconque mystère.]

Plus tard en soirée, chez Réjean Léveillée et Loraine Denis. Je leur explique mon projet d’agrico-texte. Je demande à Réjean s’il accepterait de devenir le responsable du design typographique des lettres et d’en mesurer les balises sur le terrain. On pourrait travailler avec de petits piquets et des cordes pour cerner le périmètre de chacune des lettres. Réjean affirme que des piquets pourraient servir à baliser le contour des lettres et que pour les arpenter il lui faudrait un transit. Excavation Saint-Ubalde pourrait peut-être commanditer cette partie du matériel. Réjean croit qu’une équipe restreinte (2 ou 3 personnes) pourrait suffire à la tâche d’arpentage. Loraine signale qu’Hélène Berlinguet (en bas du village, à côté du ferblantier) a un brevet de pilote. Elle ajoute qu’Hélène pourrait peut-être assurer le service de transport aérien pour les photographes. Loraine et Réjean suggèrent des noms de laboureurs qui seraient peut-être intéressés à participer : Ti-Luc, Gaston/Roger, Robert, Jean Moyes, Benoit, Pierre Darveau, Pierre, Thomas-Louis, Herman, Yves, Marcel, Francis, Robert et Ti-Noël…

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À la maison le soir, Sébastien suggère agri-texte. C’est pas mal… Peut-être jouer avec la langue, les mots et blaguer : « It will be a gros text. » C’est trouvé : Agrotexte.
Et là, on blague :
Moi : agro – alimentaire
Papa : agro – nomme
Moi : agro – gnôme
Papa : agro – nouille
Le projet est bien parti !

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  • Pierre Darveau : est d’accord pour prêter la partie du champ (5 arpents) qui permettra d’étendre Agrotexte du rang Saint-Paul au rang Saint Achille. Me dit que je pourrais laisser savoir aux journalistes de La terre de chez nous (journal de l’U.P.A) que cette performance se tiendra à Saint-Ubalde. J’ajoute qu’il serait peut-être aussi intéressant d’entrer en contact avec le réalisateur de la Semaine verte à Radio-Canada. Pierre me dit que Béliveau (rang Sainte-Anne) possède un motoculteur et qu’il pourrait être intéressé à participer.
  • Luc Cossette : je lui confirme la date d’Agrotexte : le dimanche 10 octobre 1982 (fin de semaine de l’Action de grâces).
  • Richer Douville (je le rencontre dans son champ d’avoine du Rang « C »). Il fera des démarches auprès de Morneau & Thibault de Saint-Romuald. Ils peuvent fournir un (des ?) tracteurs(s). Mais pour obtenir un roto-culteur, cela semble un peu plus difficile, à moins que les fournisseurs de Saint-Romuald aient un démonstrateur en main. On pourrait aussi utiliser ceux de la paroisse. Par exemple celui de Herman Dolbec ou celui de Béliveau. Il s’occupe de ce dossier dès lundi. Richer ajoute enfin qu’Agrotexte pourrait figurer dans le Livre des records

QU’EST-CE QU’UNE PERFORMANCE QUI NE FIGURE PAS AU GUINNESS ? C’EST DE L’ART ! AGROTEXTE EST DONC AUTRE CHOSE QU’UNE MANIFESTATION D’ART. C’EST AUSSI UNE DIMENSION

Noël Denis : trouve le projet très intéressant. Il me raconte à propos des traces un étonnant souvenir… Alors que son père bûchait, il se mit soudain à geler. Son père le renvoie à la maison. En cours de route cependant, il s’arrête sur un coteau puis trace dans un banc de neige sur la surface incliné du coteau le prénom de son père : « Horace ». Il avait écrit avec ses pieds en traçant dans la neige, se déplaçant latéralement jusqu’à ce que le tracé des lettres fut complété. L’effet, lui raconta son père en revenant du bois au soleil couchant, fut absolument saisissant. En y réfléchissant bien, dit-il, ton projet n’est pas aussi fou qu’on pourrait le croire. Il me demande s’il y allait y avoir autre chose. Il serait intéressant de avoir des parachutistes sauter dans le texte… Et pourquoi pas ? Quelle belle symbolique de la lecture. Plonger dans le vide pour s’associer au solide des lettres plus bas. Approfondir : non pas creuser, mais sauter : verticalité descendante pour rejoindre l’évidence de l’étalement. Mimer la geste paradigmatique de tout texte. Autrement… Amener sur place des lecteurs aériens… 15 parachutistes tentant de se poser dans leur lettre ! Amener sur place des avions et des planeurs. Il y a là une dimension collective inusitée. Enfin Ti-Noël me dit qu’il serait prêt à m’accorder toute l’aide possible pour la réalisation du projet. « Il faut faire une belle job ! »

Réjean Léveillée et Loraine Denis : Réjean est absolument convaincu qu’il faut persuader Ti-Luc de carrément labourer, avec une véritable charrue, avec un soc. Ce avec quoi je suis parfaitement d’accord. Le labour créera un grain textuel différent, autrement texturé que celui d’une terre remuée par un roto-culteur. Le labour modèle un relief et rend la surface plus tactile, palpable et texturée. Le labour retourne littéralement la terre. Il expose du sous-sol au vu et au su de tous. Il fait voir un texte minéral. Il rencontrera Ti-Noël qu’il croit utile de consulter en tant qu’expert conseil en labourage. Il verra avec lui toutes les implications techniques possibles. Réjean me dit aussi qu’il serait bon de labourer un T expérimental. Ce avec quoi je suis parfaitement d’accord. Il faudra le plus rapidement possible rassembler une équipe d’arpentage des lettres. Aller sur le terrain, le marcher, le mesurer, le sentir avec ses pieds, le placer dans l’espace d’une aire démesurée… Je lui dis qu’il faut procéder rapidement pour cette étape cruciale. Je vais essayer de me procurer des photos aériennes du coin. 

AGROTEXTE FAIT TOMBER EN DÉSUÉTUDE CERTAINES MÉTAPHORES COMME ARPENTER UN TEXTE, CREUSER UNE LETTRE, PLONGER DANS UN TEXTE. SE JETER DANS UN TEXTE, CAR IL S’AGIRA DE PRENDRE CES EXPRESSIONS AU PIED DE LA LETTRE PUISQUE L’EXPLICITE, LE VISIBLE, LE TANGIBLE ET LE MESURABLE FERONT LITTÉRALEMENT BASCULER LE TEXTE DANS LE LITTÉRAL.

  • Lorraine suggère l’idée de prévoir un terrain de stationnement. Les pompiers de Saint-Ubalde pourraient aider à faire la circulation. Utiliser le champ de Francis Métivier ? Les pompiers pourraient également assurer l’infrastructure de communications walkie-talkie sur le terrain. Fournir un dîner aux laboureurs. Saint-Germain du Petit Four pourrait cuisiner des fèves aux lard et des pâtés pour l’équipe et les journalistes. Le public pourrait dîner sur place. Apporter son lunch ou recourir à un système de cantine ? À déterminer…

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  • Jean-Guy Dolbec, directeur de la Coopérative agricole de Saint-Ubalde : si les cultivateurs trouvent le projet intéressant et décident de l’appuyer en le réalisant, il fera tout son possible pour aider à sa réalisation. La COOP  de Saint-Ubalde pourrait même aider financièrement si cela s’avérait nécessaire. Il va contacter cette semaine l’agent Molson de la région de la Mauricie : Paul Héroux. Il va travailler avec lui le dossier de la commandite. Il dit qu’il pourrait mettre à la disposition du projet de l’équipement d’arpentage au laser ainsi que des techniciens, mais il ne possède pas de transit. Il me dit qu’Edgar Martin pourrait sûrement prêter le sien. Jean-Guy croit que le texte devrait s’écrire à partir du rang Saint-Achille vers le rang Saint-Paul. Cela permettrait d’établir le Q. G. du projet au rang Saint-Achille où il serait d’ailleurs plus facile pour les spectateurs de stationner. De plus, s’il y a un beau panorama à Saint-Ubalde, c’est bien lorsqu’on vient du village en voiture et qu’on débouche sur le haut de la côte dans le rang Saint-Achille. Agrotexte serait visible de cet endroit. Aussi prévoir l’aide de la Sureté du Québec pour faire la circulation. Plus les médias seront informés, dit-il, plus le projet aura de l’envergure. Jean-Guy fera connaître le projet cette semaine et va en parler à plus de cultivateurs possibles.

Échange de textos entre Bleu diode et JYF, printemps-été, 2022

Maintenant plongeons dans le vif de l’Arpenteur

Le mercredi 16 février 2022

Hier après-midi, j’ai parlé à Patrick Juneau, président du Groupe Juno. Je lui ai expliqué le projet de l’Arpenteur en insistant sur le fait que l’impact des pas d’un individu marchant dans son champ serait minime. Il était d’accord avec ma perception et nous autorise à occuper l’espace en septembre prochain. Il croit y semer de l’avoine cette année. Imaginez l’or au soleil couchant. La moisson pourrait commencer fin août, ce qui signifie que nous aurions le « champ libre » pour tout septembre. Le père de Patrick, Pierre-Paul Juneau, était de la fête d’Agrotexte en 1982. Il avait labouré le premier T.

Le mercredi 8 Juin 2022 à 10 h 21

Salut Jean-Yves, voilà le plan de match : 

  1. Nous avons commencé à travailler avec Max de chez TOPO qui va s’occuper de la programmation du site dédié à L’Arpenteur. On étudie avec lui la scénographie Web qu’il programmera plus tard en août.  
  2. Nous viendrons te rendre visite à St-Ubalde dans la semaine du 20 juin pour prendre des photos qui serviront à l’habillage de la vitrine, avec la pénurie de papier et de main d’œuvre on devra faire notre commande de vinyles fin juin.  
  3. Nous allons t’envoyer le tracker GPS pour que tu puisses démarrer les tests d’écriture dans le champ.  
  4. Isa et moi allons travailler sur le protocole (la fameuse boîte à instructions/inspirations) et sur les remix visuels de tes archives tout le mois de juillet pour fournir à Max le matériel à intégrer en ligne dès le début août.  
  5. Fin août début septembre derniers tests/débuggage et mise en place des éléments dans la vitrine.  
  6. Vernissage et lancement de L’Arpenteur le 9 septembre [date à confirmer mais à retenir comme deadline] donc ça nous laisse 3 mois. 

Le mardi 28 juin 2022

Nicole et moi étions heureux de vous revoir ce mardi 28 juin. Il y a toujours une grande joie de vous accueillir en Ubaldie surtout quand nous vous faisons cette première bonne grosse bise post covid. Nous sourions « wide open » alors et nous oublions toutes les contingences, même si nous savons que notre rencontre sera trop brève et quasi furtive. Et puis nous déplorons surtout que notre mission du jour nous interdise de pavoiser dans l’alcool. Nous sommes là pour effectuer les premiers tests de nos appareils de capture : la caméra Arlo et un GPS. Il y a de quoi être sérieux.

Ce mardi, c’est le départ d’une épreuve à relais courue en simultanée avec Bleu diode, Topo, Rhizome et moi. À ce point-ci de notre course, je ne crois pas que nous nous élancions sur une piste de 100m. Jusqu’en septembre, vous verrez, le temps filera plus rapidement que d’habitude. Je n’envisage pas cette épreuve sous l’angle du chrono uniquement, car au terme du projet de l’Arpenteur, lorsque nous aurons rabouté chacune des composantes de l’aventure, lorsque nous aurons fait le compte de toutes nos démarches, lorsque nous aurons évalué le nombre de tests effectués pour vérifier le bon fonctionnement de nos appareils de captation, lorsque nous aurons additionné le nombre de courses chez l’imprimeur et fait le compte de vos visites à la galerie, lorsque nous aurons compté le nombre de lignes de codes tapées sur le serveur, lorsque nous aurons chiffré le nombre de pas pour chacune des marches textuelles dans le champ, lorsque nous aurons tout fait ça, nous obtiendrons un collage qui, dans un registre de kilométrage, pourrait bien s’étendre sur plusieurs arpents. Mais qu’est-ce qu’un arpent de terre ? C’est une mesure de longueur de 192 pieds (191,831 exactement). Ainsi le champ de Patrick Juneau dans lequel j’écrirai mes péditextes mesure 28 X 3 arpents, ce qui était la mesure officielle reconnue en 1984, avant la rénovation du cadastre de 2021.  C’est d’ailleurs du mot « arpent » que dérivent arpenter, arpentage et arpenteur, des mots relatifs au mesurage de la superficie des terres. On devrait peut-être bientôt ajouter une autre définition pour arpenter : action de ce.lui.lle qui marche dans un champ pour écrire un texte géolocalisé.

Maintenant que nous avons lancé la machine, nous savons qu’il est trop tard pour reculer.

Le dimanche 17 juillet

Je vais bientôt me mettre au travail. Mon champ d’exercice sera libre à nouveau. Marcel Martel a fauché tout le foin de ses parcelles. Il a pressé de petites balles et les a chargées immédiatement dans un grand quatre roues. C’est une opération assez spectaculaire car une catapulte lance les balles pressées dans un charriot ceinturé de hautes ridelles ajourées. Les balles bondissent en s’entourant d’un nuage de foin sec. Peu avant le soleil couchant, c’est même une opération qui surprend par la précision des tirs qui les projettent, traversant les derniers rayons du soleil. Ce matin, j’ai observé attentivement la manœuvre d’andainage. C’est une opération fascinante qui replace le foin brut laissé par la faucheuse en bandes parallèles. Cela crée de longs corridors qui pourraient ressembler aux lignes d’un cahier d’écolier. Je crois bien que je me rapproche du moment où je pourrai poursuivre l’apprentissage de mon écriture à pied. Je compte me mettre au travail mardi ou mercredi pour un tracé simple, par groupe de 5 des lettres de l’alphabet, en commençant par le A jusqu’à Z. J’explorerai deux manières : 1) abcde en lettres cursives attachées, 2) a b c d e en lettres détachées avec une espace (25 pas) entre chacune des lettres. Au total je ferai 5 X 2 passages = 10 répétitions. Je devrais terminer ce programme d’initiation dans une semaine environ.

Le mercredi 20 juillet

Je viens de tracer en cursives autonomes A B C D E F et ABCDEF en cursives attachées. J’ai replacé la caméra Arlo après une nuit de recharge. Je ne sais pas si ça fonctionne. J’aurais besoin d’un cours avancé en présentiel. Ciel ! J’ai glissé le petit GPS dans une de mes poches et je suis parti écrire du texte. En arrivant dans le champ, Pierrette, la femme de Marcel Martel, actuel propriétaire, était là avec Gaétanne, la femme de Léo, fils d’Évariste Gingras, ancien propriétaire du champ. Les femmes transportent les balles de foin dans un gros quattre-roues tiré par un « pick up » ; les hommes pressent les balles.

J’explique brièvement mon projet et Pierrette me dit : « Écoute, tu peux marcher autant que tu veux tu sais. » Puis Marcel arrive, on jase. On rappelle d’anciennes anecdotes. Il se souvient avoir labouré le premier S avec Ti-Yves, aujourd’hui décédé. Marcel a 80 ans, il cause toujours, il est petit, trapu, mais toujours solide malgré un accident qui a failli lui emporter le bras droit. Heureusement j’écris de la main gauche, dit-il. Il me parle des trous de siffleux dans le champ où un quatre roues s’est enfoncé hier, il parle des coyotes qui rôdent, de sa source qui alimente encore quatre maisons et des drains agricoles qui sont désuets. Il me parle de ses propriétés et surtout, il avoue être en retard pour les foins cette année : il a trop plus, dit-il. Et moi de blaguer : il a tant plu qu’on ne sait plus où il a le plus plu. Je me trouve drôle, lui fronce les sourcils…

Puis je marche mes lettres. La progression se fait bien dans le champ depuis que le foin est coupé. Je peux me concentrer sur le processus.

Le jeudi 21 juillet

Il est presque 3 heures du matin. Je ne dors pas. Les éclairs zigzaguent dans ma chambre. L’orage approche. Je devrais me lever pour fermer la fenêtre. Le tonnerre gronde. La maison tremble un peu. Et soudain me revient en mémoire cette phrase prononcée par Pierrette : « Si tu marches tout seul dans le champ, les gens vont penser qu’on veut vendre. Ils vont te prendre pour un arpenteur. »

Je vais faire une sortie vers 12h30 aujourd’hui. F G H I J K. Ce sera difficile. Le F et ses deux flèches hautes et basses. Le G et son cercle central et sa patte croisée. Le H et son ventre bombé et sa jambe ascendante longue. Le I et le J et leur point sur le i (manœuvre difficile avec la Fitbit). Et le K, une lettre maniérée avec un faux petit ventre rondelet.

arpenteur gps fghij

Le vendredi 22 juillet

Il fait chaud, mais c’est beau.

Comparons le premier passage d’hier à celui d’aujourd’hui. Le tracé de ce midi est plus élégant. Et le décodage en lecture est simplifié. J’ai gonflé les rondeurs ascendantes et descendantes, les pattes du haut et du bas sont plus élégantes. Le point sur le i et le j demeure problématique. Je n’arrive pas à stopper le GPS pour créer un espace entre la lettre et le point. 

Je vais revoir ma technique.

Beaucoup de travail en perspective. Mais ma technique s’affine et l’œil apprend à reconnaître ses repères. Comme cette belle plaque d’épilobes au loin tout juste visible entre un buisson de sureau du Canada et un cerisier de Virginie où tente de percer un orme d’Amérique, tout petit encore, mais qui devrait les dominer d’ici quelques années.

Le dimanche 24 juillet

Je croyais bien m’en tirer et m’enliser dans une sorte de torpeur humide. Il pleut. Belle excuse pour se tenir au sec. Et puis, le toit de tôle du fournil devient silencieux : plus une goutte. Les nuages se fracturent et de petites parcelles de bleu apparaissent : c’est l’embellie après l’orage. Je retourne dans le champ. Je dois vérifier le fonctionnement de ma montre. J’arrive mal à créer des espaces entre les mots. Techniquement je dois simplement interrompre l’enregistrement et le reprendre le temps de faire 30 ou 40 pas plus loin pour reprendre le tracé. J’y arrive difficilement. Je maîtrise mal la commande « interrompre » et « reprendre ». Le champ est détrempé, mes bottes à vêler me tiennent au sec. Maîtriser les espaces… Pour y arriver, il me faut un texte simple, un code simple qui permet de miser sur des signes minimalistes. Je pense alors au code morse fait de traits et de points. J’écrirai en morse le mot « texte » soit : —   •   — • • —   —   •   Le premier passage est complètement raté. Les espaces n’apparaissent pas sur le tracé GPS. Je recommencerai cet exercice.

Le jeudi 28 juillet

Je me dis que là ça y est, j’ai écrit les yeux presque fermés, j’écris à l’aveugle. Et le texte en a souffert : les lettres sont approximatives et le plan de mon tracé manquait nettement de préparation. Des erreurs sont apparues au fil de la marche et, une fois le processus lancé, on ne peut rien corriger, à moins de recommencer la séquence depuis le tout début. Et ça, ce serait une catastrophe : rater l’enregistrement de la Fitbit, oublier une partie de lettre, faire un passage double (écrire par-dessus une autre lettre). Je pourrais ainsi fabriquer un palimpseste en accumulant les couches d’écriture, ce pourrait constituer un beau gribouillis, mais personne ne pourrait lire. L’écriture commande une précision absolue du tracé.

UVWXY, au premier passage, le trait ascendant du V est double et je rate la patte du X. Je devrai consacrer plus de temps à l’exercice de visualisation avant chacun des exercices (me voir marcher, vivre la lettre et l’intégrer dans mon corps). Tout ça est de l’ordre de la préparation mentale et exige de la concentration ainsi qu’une lumière adéquate dans le champ. Travailler à la nuit tombée n’est pas une bonne idée : 1) le champ est gorgé de serin, cette généreuse rosée du soir (heureusement je portais mes bonnes à vêler), 2) je perds de vue les balises naturelles bordant le champ, 3) mes bâtons de marche plantés au sol arrivent mal à me guider (il faisait si noir que j’ai failli ne pas pouvoir les récupérer car je ne savais plus où ils avaient été plantés).

Au deuxième passage : U   V   W   X   Y. Le U, pas mal, bien que les traits soient doubles, le V est à revoir, le W tient la route, le X est complètement raté et le Y est celui d’un enfant qui n’a pas encore pris son Ritalin.

arpenteur gps uvwxy

[…]

Le mercredi 24 août

PODO – PÉDO – PÉDI • « Podo », du grec, « pied », élément formant utilisé dans la formation de mots savants, principalement en médecine, botanique ou zoologie. Avec l’Arpenteur, nous ne retiendrons pas ce préfixe. C’est un terme trop savant : trop loin du terroir et de la ruralité. • « Pédo » du grec, « enfant ». Ce préfixe est utilisé pour la formation de mots connus associés à une certaine forme de déviance sexuelle comme « pédophilie » ou d’autres termes comme « pédolâtrie » désignant une forme exagérée d’amour des enfants. L’Arpenteur ne saurait être associé à ce suffixe bien qu’une autre racine (élément formant tiré du grec. « sol ») aurait pu être retenue pour former « pédotextualité » par exemple, mais l’Arpenteur devra le rejeter par crainte d’être injustement associé par pure parenté phonétique à l’action des pédophiles. Cependant on retrouve des termes intéressants, formés de racines, utilisées en contextes scientifiques comme « pédoclimat », désignant l’ensemble des conditions de température et d’humidité du profil d’un sol ce qui a donné naissance micro-climat, ou « pédoclimax » qui est la phase « mûre » d’un sol correspondant à des conditions écologiques données ou enfin « pédogenèse », terme qui n’est pas sans intérêt non plus. • « Pédi » sera le préfixe retenu par l’Arpenteur pour la composition de mots liés à la marche du scribe champêtre. Tiré du latin pes, pedis « pied », ce préfixe moins orgueilleux et plus humble, puisqu’hérité du latin plus récent, apparait dans les mots dont le signifié a un rapport avec le pied comme tous les mots composés qui en sont issus : « pied d’alouette », « pied de lièvre », « pied de corneille », etc. Sans être pris au « pied de la lettre » et tout en reconnaissant que le « pied » désigne aussi la syllabe des vers de la poésie rimée, l’Arpenteur convient qu’il pourra arpenter au pied levé, « pédibus cum jambis », un tracé textuel dématérialisé : un « péditexte » donc. Et pour ce faire, il aura avantage à avoir « 🦶🦵 bon pied bon œil 🤓 ».

[…]

Début septembre : avec Isabelle et Sven nous faisons le point

L’Arpenteur a repris du service et ses pas ont fini par s’infiltrer en chacun de nous comme virus de passion longue : nous nous sommes piégés dans notre propre désir de vouloir tester les limites du corps comme outil brut apte à redéfinir le protocole de production de signes. Nous avons voulu recréer des images augmentées témoignant en temps réel de notre entêtement. Nous convions maintenant des gens à circuler dans nos pas. À séjourner brièvement dans le QG de l’Arpenteur. À venir en vitrine observer les détails d’une cuisine, celle d’un petit homme qui déambule seul dans un champ en écrivant du texte avec ses pieds et où vous pourrez observer en direct la création de ses péditextes. 

À première vue, cela semble surréaliste. Mais nous savons depuis longtemps que nous venons de mettre les pieds dans le piège des passionné.e.s qui ont fait de l’art une machine de survie personnelle. René Char observait : « comment vivre sans inconnu devant soi ? » Ce qui m’inquiète est ce que je sais ; ce que je ne sais pas me rassure car sa révélation ne dépend que de moi et de moi seul. Je considère la démarche artistique comme un parcours au terme duquel j’aurai eu à subvertir le connu pour rapatrier le doute, le vague et le non encore advenu. J’aurai à imposer la vision d’un nouveau métal psychique en fusion témoignant de l’effervescence de ma quête. 

Mais nous savons que nous n’avons pas inventé ce projet pour y laisser notre peau, ou nos amours traîner à la dérive. Depuis le début, nous sommes persuadés que la qualité de notre vision nous amènera à circuler là où le rêve et la fascination du banal sont toujours possibles. Quoi de plus banal en effet que d’écrire en marchant et de transformer cette image du marcheur en tableau numérique augmenté ? Mais ça ne sera pas banal, ce sera épique et singulier car, au terme de ce long parcours, plus tard en octobre ou novembre, nous nous serons vidés de nous-mêmes, mais nous serons fascinés par le résultat de notre propre accomplissement. C’est à ce moment seulement que nous pourrons avouer que, oui, nous sommes un peu fatigués : notre corps a performé du texte dématérialisée dans sa matière même. 

On a beau dire : l’art use. Et la mécanique de production en art demeure encore un mystère. Au tout début d’un projet, le créateur ferme les yeux et il commence à entrevoir quelque chose de très petit, comme s’il ne croyait pas à son rêve. Puis en ouvrant les yeux, le fantasme gonfle et s’enfle jusqu’à occuper toute la place disponible dans sa tête. Je m’explique mal cette mégalomanie naturelle des artistes. Tout doit croître dans leur sillage : la taille des projets, la dimension des tableaux, l’excès des performances physiques et des mutilations, l’inénarrable excentricité du look… Il y a que le compte de banque des artistes mineurs qui stagne ou régresse. On amorce une démarche dont on croit maîtriser tous les ressorts. Insatisfaits, on se lance furieusement dans un parcours de « recherche et développement » en étant sûrs que le bagage des acquis sera suffisant pour garantir la réussite de notre mission. Nous espérons nous en sortir avec élégance sans avoir à y laisser trop de plumes. Car le tableau, la mise en scène, la statuette, l’installation, le texte sont notre peau : ces projets et ces objets entrevus respirent à travers nous et nous les nourrissons, incapables de nous débarrasser de ces délicieux parasites.

En réalité, nous sommes comme des geais bleus : nous mangeons et picossons avec grâce dans les mains du CAC et du CALQ sans trop savoir s’il y aura des tournesols dans les mangeoires. Nous avons été téméraires, nous n’avons pas attendu la réponse officielle du Jury pour lancer la marche de l’Arpenteur. Nous savions que nous pouvions faire ce projet à nos frais, sans salaire, en toute gratuité. Nous nous sommes piégés nous-mêmes en circulant depuis un an déjà dans la trappe de notre désir. Mus par notre passion, entraînés par notre volonté de voir ce que nous n’avions encore jamais vu. 

Ce non encore vu est vite devenu le moteur d’une incontournable vision hallucinée que nous voulions voir se matérialiser à tout prix. Car nous le fabriquons comme une offrande que nous voulons partager avec notre « audience »  et notre « public », mais plus réalistiquement avec nos amis. Car à l’échelle cosmique, l’Arpenteur avec ses deux mois de cavale dans un champ ce n’est rien. D’autant qu’il n’y restera rien. Les pas de l’arpenteur sont si légers, si évanescents, lui avec ses 50,5kg ne peut prétendre, comme il l’a pompeusement et hyperboliquement déclaré naguère « inscrire une grande œuvre textuelle dans le paysage ». Et pourtant, même invisible sur le sol, même sans traces apparemment pistables, le truc de l’Arpenteur numérique c’est d’utiliser toutes les béquilles technologiques possibles pour qu’il y ait un tracé, pour qu’un signe, un signifiant, apparaisse quelque part et soit porteur de sens. Pour qu’un itinéraire transforme un parcours en tracé textuel lent, en écriture donc, il faut des marqueurs, des capteurs et des ordinateurs, mais surtout, il faut des complices, des partenaires capables d’ajouter du sens en remédiatisant-remixant l’image et le son. 

C’est le lot du changement… Et notre gageure est de tester les limites du progrès qui inévitablement a, au cours des quarante dernières années, fragmenté les communautés réelles d’individus en chair et en os, pour des avatars dispersés qui ne se rencontrent que sur le réseau des écrans.

L’Arpenteur propose une sorte de synthèse de tous mes tics performatifs et manœuvriers : mon goût des chiffres et des statistiques (les 10 000 marches d’escabeau de Physitexte), ma soif de dépense physique (les 165km de l’itinéraire du texte à déployer en marchant une longue bande textuelle), ma fascination pour les énigmes révélées par l’usage des contraintes (la matrice simple d’AgroTexte : 3 mots X 5 lettres dont l’initiale commence par T), mon indécrottable manie de tenir des entraînements essoufflants et cette croyance un peu bête que toute manœuvre performative peut tenir dans une seule équation comme « écrire = tracer des signes sur une surface ». Mais aujourd’hui, l’Arpenteur est bien entouré. Je ne fais plus tout tout seul comme avant. 

  • Dominique RAYMOND, Échafaudages, squelettes et patrons de couturière, Essai sur la littérature à contraintes au Québec, op.cit. p. 150, commente le choix des mots « TEXTE TERRE TISSE » en remarquant que le tissage est un métier de l’artisanat qui « fait écho à l’écriture à contrainte oulipienne, qui, artisanale, défie la conception romantique de l’écriture, considérée comme un acte de « création ». Le tisserand se rapproche du « patenteux » pataphysique, […] alors que la tisserande nous rappelle les ouvrages de dames et le patron de couture qui sert, dans le contexte de ce livre, de métaphore de la contrainte ».

C’est une belle expérience et, ma foi, il était temps que le projet de L’Arpenteur se mette en marche. Ça fait trois ans qu’Isabelle, Sven et moi on y travaillait… dans le plus grand secret. Et rien jusqu’à tout récemment n’avait encore fuité. La semaine prochaine, il devrait y avoir un blitz média lancé par TOPO. Pour réaliser chacun des péditextes, j’aurai plusieurs outils connectés : caméra Arlo, Fitbit, Apple Watch, GPS tracker, Gopro… 

De manière inespérée, (le CALQ a refusé la proposition budgétaire de mon photographe et ami Pierre Gignac), j’ai vu tout récemment l’inclusion dans le projet de mon ami Réjean Léveillée, le premier arpenteur d’Agrotexte (on lui doit le design de la police de caractères originale et c’est lui qui avait supervisé l’arpentage des lettres en 1982). Il demeure à deux pas de mon QG. Il a déjà une licence de pilote de drone. Et il offre de venir droner quotidiennement mes péditextes. Dans la vitrine de TOPO, Isabelle et Sven (Bleu diode autrefois du MAM, avec qui je collabore depuis 2013) rebrasseront toutes les données actuelles ainsi que celles issues de mon fond d’archives pour créer une œuvre Web dont eux seuls ont la manière et le secret. Ce sera une surprise pour moi de voir une partie de ma cuisine du rang Saint-Paul reproduite grandeur nature avec quatre écrans où seront diffusées de multiples infos : créativité numérique et perspectives archivistiques seront au rendez-vous. 

Et par-dessus tout ça, le tournage du « making of » piloté par Rhizome et réalisé par Geneviève Allard, qui sera disponible plus tard en saison. La totale quoi. Bien sûr du 10 septembre au 28 octobre il y aura des séances d’écriture quasi quotidiennes selon un calendrier qu’il me reste à élaborer. Le froid s’installera peu à peu dans le champ. La lumière sera plus brève, mais les couleurs des montagnes tout autour devraient s’éclater… comme en 1982. Le 10 octobre c’est la journée pile de l’anniversaire d’Agrotexte et j’invite les gens de Saint-Ubaldà venir marcher avec moi. Un péditexte collectif complètement cahotique en émergera et ce sera un hommage à la mémoire de Rimbaud. Lui, grand marcheur et homme de pied de toute poésie ultérieure. « Je ne suis qu’un piéton, rien de plus… » confiait-il dans sa lettre à Paul Demeny d’août 1881. Et nous, nous ne faisons que marcher dans ses pas…

photographie gps écrire avec les pieds
l'arpenteur GPS
GPS arpenteur 16
GPS arpenteur écrire un mot mais lequel ?

[…]

Le mardi 25 octobre

Voilà, c’est terminé ! Pour moi, l’Arpenteur c’est terminé. Je retourne au silence…

Plus de champ, plus de marches sous la pluie, plus de longs retours à la maison, plus de mots sous mes pieds. N’en restera quelques artefacts dématérialisés comme des photos numériques, des vidéos, une œuvre Web, des amitiés plus solides et des souvenirs. Toutes ces bonnes choses qui au fond n’existent que dans nos têtes ou… sur des écrans. J’en emporte 12 x 2 = 24 pédigrahies numériques. Que je vais relier peut-être en livre d’artiste immense. Ou m’en inspirer pour créer des plates-bandes aux motifs des tracés pédestres. Je vais sans doute m’ennuyer de ce champ qui me fut prêté pour les marches de l’Arpenteur. À partir de maintenant je me tais puisque je cesse d’écrire avec mes pieds gardant désormais pour moi seul le moindre de mes murmures. Et pourtant, ce matin, j’eus droit à tout un toute une symphonie lors de l’envol d’un troupeau de bernaches à quelques centaines de mètre au pied de la dernière pente. Je ne sais pas si je me suis approché trop près d’elles en écrivant un « L », mais en quittant elles ont répandu sur tout le champ leur cacophonie joyeuse. Et tout ça était très émouvant. Dans les tout derniers mètres de l’ultime marche, j’ai aperçu une gerbe de blé oubliée par la moissonneuse batteuse de Pascal. Je me suis penché pour la ramasser : ce fut mon bouquet de finissage… Ne manquait que les bulles pour célébrer l’événement. Et… les amis !


Faut-il conclure ?

Passons à un autre sujet.
Passons des grands principes à la manœuvre.
– Réjean Ducharme –

En repoussant toute collaboration avec les musées, les galeries et autres lieux s’abreuvant au régime des subventions étatiques, la Centrale textuelle de Saint-Ubald s’est éjectée du marché de l’art pour occuper une case bien particulière : celle de l’art pauvre, l’art à petit budget, l’art qui ne coûte presque rien, mais qui, en contrepartie, rapporte beaucoup sur le plan symbolique et de la renommée restreinte. La performance et la manœuvre circulent en périphérie des grands réseaux institutionnels, ce qui lui donne de l’espace et du temps. Ce refus d’agir avec la complicité des grands acteurs de l’économie n’a jamais empêché la Centrale de bondir vers tous les supports de diffusion des informations : télévision, journaux parallèles spécialisés dans des domaines marginaux (agriculture, culture rock), informatique, télécommunications, jeux électroniques et communication par satellite36.

Agrotexte aura su imposer une vision : celle d’une écriture qui peut se jouer sur une scène autre que celle du bureau familier. L’écriture dans le champ, sur le champ ! Dorénavant le lecteur devenu spectateur de performance pourrait souhaiter voir des démonstrations concrètes d’actions où l’écriture déborde la page pour envahir un panorama, un paysage, un territoire. Un texte fut tissé sur la terre, elle, mère de tous les mots.

Labouré, le texte ne concurrence plus la matière : il l’épouse. Occupant de l’espace, il s’y fiche, s’étend, s’étale, s’étire et se sculpte en pleine terre. La singulière économie du signifiant textuel, en sa parfaite symétrie graphique, contraste étrangement avec le prodigieux étalement du tracé scriptural. Quinze lettres distribuées en trois groupes symétriques se resserrent en leur réseau bref de grappe sonore. Un texte sur la terre se tisse. Ellipse et condensation du sens, le texte se fond au dense de son support dans une sorte d’amalgame du bref et de l’énorme. Sillonné de toutes parts, il annule ainsi définitivement dans la littéralité de sa production la possibilité même de la métaphore. L’énonciation se suffit à elle-même d’autant qu’elle met en scène quinze tracteurs, quinze charrues et les quinze maîtres-laboureurs de la Centrale textuelle de Saint-Ubald flanqués de leurs assistants.

Comment parvenir aux consensus qui illustrent dans leur parfaite gratuité les fondements même de certaines démarches artistiques en performance ? Je ne peux répondre à cette question sinon je détruirais tout ce que j’ai tenté de coconstruire avec des centaines de collaborateurs. Le moteur de toutes mes actions réside dans la conviction que l’engagement naît d’un désir de prospection de l’inconnu. J’ai souvent fait appel à des passionnés, à des généreux, à des audacieux, à des intrépides, à celles et ceux pour qui donner importe plus que recevoir. Rassembler des amateurs, des dilettantes, des curieux, des bricoleurs. Réunir celles et ceux pour qui l’évidence des conventions est d’emblée quelque chose de tordu et pose un frein à leur appétit de découverte. J’ai toujours recherché la présence de celles et de ceux pour qui l’essai d’une formule inédite stimule davantage que l’application de recettes éprouvées. Vaut mieux circuler dans le gris qui permet d’osciller entre le blanc et le noir que de se mouvoir en pleine lumière ou s’enfoncer dans le plus sombre des projets. Coordonner les affectivités, les compétences, les ressources me stimulait davantage que de donner en spectacle la démesure de mon énergie de solitaire37. Parvenir à l’illustration définitive que tout peut survenir lorsque des désirs se malaxent en un même lieu là où précisément les supports numériques dématérialisent les traces de l’écriture, mais non celle du langage. Parvenir à l’illustration définitive que tout peut jaillir lorsque les défis se malaxent en un même lieu. Et savoir aussi que les enthousiasmes sont fragiles dans la mesure où, constamment, ils se frottent aux pouvoirs lorsqu’ils s’étendent en dehors du cadre restreint des pages blanches. Écrire à une échelle de magnitude illimitée pour parvenir à s’ajuster aux dimensions de l’époque et étendre en même temps la technique du minuscule aux pratiques de productions culturelles pixélisées est un des nouveaux enjeux de l’art. Travailler en montant des réseaux, des filiations de collaborateurs/trices, s’y laisser prendre et s’y fier en disant que cela va tenir… Il en va de cette confiance univoque que je porte encore à l’art et à l’espèce.

les 24 préditextes de l'arpenteur

Les termes performance et manœuvre ne sont pas équivalents. La performance désigne l’action d’un artiste, agissant seul la plupart du temps et devant un public, utilisant principalement le corps comme matériau. Bien que d’autres dispositifs puissent être sollicités, la performance est un art de l’immédiat laissant peu de traces. Le performeur crée sur le champ un moment de vie survoltée qui questionne les pratiques traditionnelles de l’art et de ses institutions. La manœuvre, contrairement à la performance limitée dans le temps, s’inscrit dans la durée et voit son action prolongée par l’acte même des spectateurs qui en prennent l’initiative. La performance est une action de petit gabarit alors que la manœuvre propose une série de gestes associés à l’excès et à la démesure. Toutes les deux cependant apparaissent comme de vigoureux vecteurs de créativités. C’est selon la belle expression d’Alain-Martin RICHARD une action qui « n’a d’autre désir que la prolifération des créativités. » (Inter, art actuel, no. 47, p.1). [retour au texte]

Précision orthographique : on écrit « Saint-Ubalde » pour désigner le village, mais « Centrale textuelle de Saint-Ubald » puisque la Centrale est située dans la paroisse, en dehors du village. (Voir des comptes rendus d’époque : https://www.erudit.org/en/journals/inter/1900-v1-n1-inter1078722/47195ac.pdf) [retour au texte]

 3 Agrotexte a rassemblé 15 maîtres-laboureurs et leurs assistants qui ont labouré une lettre énorme (76,2m X 91,44m qui, mises bout à bout, formaient l’inscription TEXTE TERRE TISSE. La longueur totale de l’inscription est de 1699,6m. Agrotexte fut un processus polyvalent d’intervention sociale, technique, artistique et textuel en milieu agricole. Touchée par ce témoignage d’une ruralité vivace et créatrice, l’Académie du Livre des records Guinness lui décerna en 1984 un diplôme d’excellence authentifiant l’originalité de la démarche. [retour au texte]

4 Les journaux ont rapporté que L’Itinéraire du texte avait mis à contribution le travail d’écriture de plus 10 000 écoliers. S’il est étonnant de voir apparaître des enfants comme protagonistes d’une œuvre d’avant-garde, peut-être est-ce encore plus étonnant de poser la question pourquoi l’avant-garde exclue-t-elle systématiquement les enfants de sa démarche ? [retour au texte]

5 Tel (peut-être ?) un « long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. » (Arthur Rimbaud) [retour au texte]

6 « […] et nous errions, nourris du vin des cavernes et du biscuit de la route, moi pressé de trouver le lieu et la formule. » Arthur Rimbaud, Vagabonds. [retour au texte]

7 Je me souviens avoir écrit dans Plis sous pli : « Je me tortille de théorie ». [retour au texte]

8 Dans les mois et semaines qui précédaient la performance, mon carnet pouvait ressembler à une base de données réunissant toutes les informations associées à sa réalisation. Mon carnet me permettait de tout recueillir, de tout noter : l’insolite comme le banal, le singulier comme le quelconque, l’exceptionnel comme le trivial, le bizarre comme le familier, l’étrange comme le routinier, l’invraisemblable comme l’ordinaire. J’y alignais des graphiques, des schémas, des statistiques, des croquis, des dessins, des collages, des photos, autant d’artefacts graphiques ou textuels témoignant de la présence du littéral comme du figuré. Et, au moment de fixer la séquence définitive du déroulement des actions, je faisais un tri de tout ce matériel jeté pêle-mêle et je me mettais en route. [retour au texte]

Phrase en exergue de ce texte : « La práctica deficiente le importa menos que la sana teoría. » Une pratique déficiente vous importe moins qu’une saine théorie. Jorge Luis BORGES, Oeuvres complètes II, Paris, La Pléiade, 2010, page 3. [retour au texte]

10 Avec Physitexte, j’ai voulu mettre le corps à l’épreuve pour le révéler théâtralement dans un stratagème de production de texte. Physitexte marquait un point de rencontre entre le corps souffrant, le corps athlétique, la production de texte et la fabrication du livre. Préparant cette action, j’ai monté et descendu 10 000 marches d’escabeau, que je remonterai le jour de la performance pour lire les 4 000 fragments textuels qui furent intégrés au livre à venir. [retour au texte]

11 Aujourd’hui des montres connectées, telles la Fitbit ou l’Apple Watch, rendent possible le monitorage de la dépense des calories lors de l’activité physique. Un texte pourrait donc être mesuré à la quantité de joules dépensées pour l’écrire. Bien évidemment il s’agirait là d’un appétit de mesure immodéré, mais ce sont ces montres qui m’ont permis de faire apparaître la graphie des péditextes tracés dans le champ lors de mon projet de l’Arpenteur. [retour au texte]

12 Plus tard, j’ai compris que l’action solitaire de l’entraînement du corps à la souffrance, nécessaire à l’atteinte de la grâce, pouvait aussi faire partie de la performance et que des statistiques illustrées en schéma portaient aussi en elles quelques qualités visuelles.

pesha pushup
Tableau des statistiques de ma performance Peshapusha

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13 G mon soleil sans complexe et Le Party textuel furent réalisées avec l’aide d’un simulateur rhétorique : LogiTexte. [retour au texte]

14 Plis sous pli est un objet complexe. Il marque une rupture avec l’écriture en recueil. Il est à la fois performance, théâtre minimaliste, livre-objet et recueil de poésie visuelle. Cette action réalisée avec la complicité de Pierre-André Arcand le 31 octobre 1980 marque mon entrée en performance. Voici ce qu’on peut en retenir : « À la gare d’autobus de Québec, une enveloppe accordéon est déposée dans un coffret de consigne. Un passager à qui mon fondé de pouvoir anonyme vient de remettre une clef ouvre le coffre et s’empare de son contenu. Il voyage de Québec à Paris en transitant par Mirabel. Là, à bord d’un vol transatlantique d’Air France le passager (Pierre-André Arcand) entreprend d’ouvrir chacune des 12 enveloppes dissimulées au fond de l’enveloppe accordéon. Il lit le contenu de chacun des plis de chacune d’elles et y répond immédiatement en présence de témoins voyageurs qui l’observent avec des regard ahuris… Sur place, il explique à qui veut bien l’entendre ses actions. Il pose des gestes déviants comme tremper son index dans de la moutarde afin d’en maculer une des enveloppes-réponses ou découper un exemplaire du « Monde » en petites parcelles. Il a toutefois la décence d’explorer l’écriture comme médium concret et d’inventer sur place des stratégies de réponses qui empruntent autant à la transgression textuelle qu’à la gestuelle graphique. Le vol 032 d’Air France a exhibé ce jour-là en plein vol une scène de correspondance intime à laquelle se sont joints des passagers comme spectateurs. Suivant à la lettre les consignes d’exécution incluses dans une des enveloppes, Arcand manipule les accessoires suivants : une enveloppe accordéon, 12 enveloppes format « légal », 12 lettres portant la trace origamique d’un pli original, un stylo feutre noir, un petit couteau de plastique servant de coupe-papier, le tout bien enfoui au fond d’une enveloppe matelassée. Il aura ajouté à ces objets fournis d’autres objets qu’il va incorporer comme réponse à chacun des 12 textes : couvercle de jus d’orange, trace de moutarde, graphies de poésie visuelle, etc. » Le livre-objet Pli sous pli fut publié en 1984 aux Éditions du Noroît. [retour au texte]

15 Titre d’un article publié dans Alain-Martin RICHARD et Clive ROBERTSON, Performance au/in Canada — 1970-1980, Les éditions Intervention, 1991, 395 pages. [retour au texte]

16 Retenons entre autres exemples les 1,6km d’Agrotexte, les 165km d’écriture de L’itinéraire du texte et ses 10 000 participants, les 7 miroirs de l’immense périscope de G mon soleil sans complexe, les 10 recueils de la collection des œuvres du Party textuel et sa pomme labourée de 100m de diamètre, les 210 pompes en 6m 22s de Peshapusha, les 24 péditextes de L’arpenteur, etc. [retour au texte]

17 Le livre des Records Guinness de l’Art, s’il existait, ne pourrait être autre chose qu’un catalogue de la performance : il abonderait en cocasseries de premier plan qui auraient toutes la prétention du sérieux et de l’équivoque. [retour au texte]

18 En ligne : https://inter-lelieu.org/riap/a-propos/definition-de-la-performance/ Voir aussi le compte rendu de chacun des RIAP, publiés aux Éditions Interventions : https://inter-lelieu.org/publications/. [retour au texte]

19 La revue Inter, art actuel marque le pas et consacre un numéro complet à la manœuvre : https://inter-lelieu.org/revues/inter-n-47/ [retour au texte]

20 Comme manœuvre, Physitexte a déployé quatre performances successives ou simultanées : 1) une performance physique, 2) une performance d’édition, 3) une performance d’écriture collective, 4) une performance postale illimitée. [retour au texte]

21 Lorsque le spectateur se fait acteur, la manœuvre artistique est le titre judicieux d’un mémoire de maîtrise rédigé par Anne-Sophie BLANCHET en 2012. [retour au texte]

22 Pierre-André ARCAND et Jean-Yves FRÉCHETTE, Plis sous pli, Éditions du noroît, 1982. Note de l’éditeur : […] Plis sous pli, une performance de lecture / écriture conçue et préparée par Jean-Yves Fréchette, exécutée par Pierre-André Arcand pendant un Montréal-Paris. Une enveloppe accordéon contient les lettres d’instruction, les objets et les douze plis auxquels il fut répondu sur chacune des enveloppes qui les renfermaient. [retour au texte]

23 P. 28 « Borges et moi » est le titre d’un texte de Borges où, se dédoublant, il s’adresse à lui-même. Loin de moi l’idée de plagier Borges, mais je reconnais une dette symbolique énorme envers un écrivain où j’ai, après coup, découvert un lien fort entre les thèmes de mes manœuvres ou leur déroulement. J’admets ainsi une sorte de complicité rétroactive entre l’univers borgésien et mon esthétique manœuvrière. [retour au texte]

24 Arthur RIMBAUD, Œuvres complètes, Paris, Librairie Générale Française, 1999, p. 243. [retour au texte]

25 Viktor CHKLOVSKY, « L’art comme procédé » in Théorie de la littérature, Paris, Seuil, collection Le Point, 1965, p. 82. [retour au texte]

26 Antoine LAPRISE (auteur), Martin CASSISTA (illustrateur), Argentine, Saint-Ubalde, la Centrale textuelle de Saint-Ubald, 1986, (sans pagination). Roland BARTHES, « Le plaisir du texte », in Œuvres complètes, t. II, p. 1514-1515. [retour au texte]

27 Jorge Luis BORGES, « L’auteur » Œuvres complètes I, Paris, La Pléiade, 2010, page 263. [retour au texte]

28  Jorge Luis BORGES, « Tlön, Uqbar, Orbis Tertius », op. cit., page 456. [retour au texte]

29  Jorge Luis BORGES, « Jorge Luis Borges, jeu avec le temps et avec l’infini », in Nuit blanche, numéro 38, décembre 1989. p. 40. [retour au texte]

30  Jorge Luis BORGES, « Tlön, Uqbar, Orbis Tertius », ibid., p. 458. [retour au texte]

31  Jorge Luis BORGES, « Tlön, Uqbar, Orbis Tertius », ibid., page 437. [retour au texte]

32 Jorge Luis BORGES, « Musée », in « L’Auteur », Œuvres complètes II, op. cit., p. 57. [retour au texte]

33 Jorge Luis BORGES, « La bibliothèque de Babel », Œuvres complètes I, op. cit,, p. 496. [retour au texte]

34 Roland BARTHES, « Le plaisir du texte », in Œuvres complètes, t. II, p. 1514-1515. [retour au texte]

35  Charles BAUDELAIRE, « Le voyage » in Œuvres complètes, Paris, La Pléiade, 1961, p. 127. [retour au texte]

36 On peut consulter ici l’abondant dossier de presse d’Agrotexte : https://www.dropbox.com/s/suz80wnem1183lz/agrotexte.pdf?dl=0. [retour au texte]

37 Ce ne fut pas toujours le cas. Le lieu-dit le lieu fit la promotion des textes de quelque cinquante spécialistes dont les compétences étaient reliées sous une forme ou une autre à la connaissance du territoire, de l’espace ou sa marchandisation. [retour au texte]