Texte tiré d’une série imaginée pour le 20e anniversaire de Rhizome et intitulée Suis-je seul·e quand j’écris? ╱ Neuf artistes et écrivain·e·s ayant collaboré avec Rhizome en disent plus sur leur expérience de création en arts littéraires. Bertrand Laverdure était un invité du 2Øᵉ de Rhizome à Québec le 12 mars 2020.

Marcel Duchamp (mais il faudrait plutôt dire aujourd’hui Elsa von Freytag-Loringhoven) et Monty Cantsin ont ruiné ma vie.

Je ne vous souhaite pas cette thérapie d’endeuillé paternel par la performance trouble. J’ai tenté de réguler le cycle menstruel de mes pensées dépressives par la scène. Le spectacle littéraire ou la performance saoule m’ont servi de cris pathétiques dans un bureau de psychologue performatif. Devant vous, devant d’autres fous captifs du besoin de parler, fragiles de leur désir de traces, souvent exotiques dans leur façon de revendiquer leur absolu, je me suis montré en Quasimodo des pleurs, en diffuseur de nihilisme doux. J’ai toujours cherché à témoigner de la difficulté de vivre (comme dirait Cocteau) même dans l’opulence la plus crasse, le spectacle le plus commandité, perclus que nous sommes dans nos privilèges de bien gagné des corps dans notre monde de relaxation et de faillites permises. Ce qui m’a donné la première impulsion provient donc de l’ironie, de la dépression et du sang.

Je sais courir par les mots pour m’immiscer dans vos malaises sexuels, vos chaos personnels, vos monades chéries. Je suis le fils de plusieurs fous qui ont fait de moi un élève de la folitude, une caricature de Saint Antoine délirant dans le désert, un malade mental de l’épiphanie. Je suis le père de mille esclandres cachés dans mes textes. J’ai vénéré le cracheur de sang hongrois, lanceur d’alerte Sida et de promotion du mouvement néoiste au MOMA en 1988. J’ai ri avec l’hermétique casseur d’image, ce Duchamp devenu un cliché pire qu’impressionnistes dans le cœur des dévastataires du monde intérieur.

Première performance littéraire hors livre : Polyvalente Pierre-Dupuy, 1984.

Je n’avais que dix-sept ans lorsque je me suis crucifié dans la peine du monde à un festival de jeunes pseudo allumés des polyvalentes, moi, le glorieux produit du privé, déjà Lancelot du Lac vers son trou dans la piscine du temps. Un ami, nerd bouchervillien au talent d’improvisateur, habillé en Kraftwerk, brandissait devant moi une bombe aérosol de couleur rouge. J’avais crié devant tous que j’allais écrire un long poème sur scène, à l’endos d’une affiche quelconque, arrachée en un quelconque endroit, dans la polyvalente qui organisait ce festival. J’écrivis sur scène, live, accompagné d’une musique industrielle, crissante et claquante, exposé torse nu, pantalon new wave peau de vache, soulier italien pointu, ce poème qu’on attendait de moi. Mon orgueil de boulevard, ma vérité tendue, souhaitaient que je remplisse la feuille, cet endos du poster. Je voulais du plein. Ce que j’ai réalisé en composant un poème libre aux confins de l’immodéré dont je ne me souviens plus d’aucun petit mot. Je revois mon écriture galopante, pliant sous le poids de la pente, vrillée vers la droite, écrasée vers la fin en une tache moutonnante, un dépotoir à rimes et à métaphores artaudiennes. Je célébrais à cette époque ma lecture libératrice de L’ombilic des limbes.

Le poème écrit, la performance verbale couchée sur la poussière sèche de cette petite scène de cafétéria de la polyvalente Pierre-Dupuy, j’ai vendu aux enchères mon œuvre, lançant à tous qu’il fallait que l’un d’entre eux monnaie ma félicité, se procure ma célébration proclamante. Je me souviens qu’une jolie fille m’en avait donné un gros dollar. Sans doute ce qui correspond environ à un cinq dollars d’aujourd’hui. Mais avant de procéder à cet encan de poète, j’avais demandé à mon ami habillé en Kraftwerk de m’asperger généreusement les deux bras avec son outil de graffiteur. J’avais pris la pose christique, dans la spontanéité du cliché le plus vif, sans fard, déjà dit dans le monde du déjà dit, heureux de devenir une espèce de chrétien d’arène à Rome devant Dioclétien. J’avais lu sur Néron, Héliogabale et Caligula, mon préféré. Caligula a toujours été mon préféré, celui de Camus, ma référence. C’était à travers eu et lui que je retournais au cirque du vivant, dans cette joie grave de la scène.

Ma solitude me tenait alors en selle. J’avais encore cette beauté drue de la stupéfaction et de la certitude, du cœur gêné et de la mort droite. J’étais beau, petit et vif comme un théorème. Je buvais peu et je n’avais survécu alors qu’à la perte d’un père et à la sortie d’un virage un peu abrupt post liaisons presqu’angéliques avec trois filles d’exception qui n’ont pas déçu leur destinée.

En devenant livresque, on a cru que j’étais respectable.

Puis j’ai fini par publier dans les revues et au Noroît. À une certaine époque, Simon Dumas, que je venais de connaître, s’était mis à caricaturer les livres de mon éditeur. J’étais pris dans la roche et l’eau, la terre et les bulles mystiques. Autour des années 2000, après une nomination au Nelligan pour un livre publié au Noroît (que Simon, par ailleurs, continue à considérer comme mon meilleur livre de poèmes… avoir des amis paradoxaux ne sert à rien d’autre qu’à grandir), je me suis dit que mon chemin n’allait pas rester pâle. Qu’il me fallait retourner à Monty Cantsin et Kratwerk, Artaud et Elsa von Freytag-Loringhoven [1], Breton et Crevel. Je me suis alors lancé dans le hors livre avec une verve inégalée, cherchant à joindre la technologie et le poème mais surtout à matérialiser les maillages moins communs qui m’intéressaient entre poème et performance.

J’ai multiplié les projets de poésie sur scène, de poésie vidéo, de projets hors canon, hors validation rapide, en groupe, pour réunir les troupes, poésie/petits villages d’ici, poésie/métal, poésie/jackass/érotique et porno, poésie/duo avec Belge bio-hardcore, poésie et histoire arboricole de Montréal, je me suis donné aux groupes, pour mieux revenir à moi.

Entre les publications de livres de toutes sortes, romans, poésie, essai dans des maisons de bonne tenue d’ici, Le Quartanier, La Mèche, Mémoire d’encrier, La Peuplade, je carburais à la nouveauté, je ne cherchais que l’inédit, le retour à la déformation du médium, flirtant avec les Dadas (bien morts) et la profération artaudienne (c’était un peu du resucé, mais ça me permettait de crier fort), j’écrivais des monologues-poèmes, des messes sataniques-poèmes, des numéros d’humour noir en poésie en prose, des textes post-Gauvreau, à la Pennequin crieur, à la Prigent qui merdre en n’en revenant pas de son rythme syncopé. Ces performances je les donnais très saoul sur toutes les scènes criardes de l’underground de la vie littéraire et au Off-FIPTR, juste avant que tout le monde devienne un spécialiste du houblon et des micro-brasseries. Mon cinq minutes de gloire dans cette bauge à débauche culmina quand on me gratifia d’un macaron, arborant le leitmotiv du texte lu avec hargne et divagation en 2012, après les élections, au Off-FIPTR. Sur celui-ci, on avait donc imprimé mon slogan : « Kalachnikov tabarnak ».

C’était pendant mes grandes années de perdition. Ma phase blackout et exploratoire. Devenant vieux gras qui ne veut pas lâcher la jeunesse, amoureux de toutes, ouvert à tout dans le monde de l’affection circulatoire, rivière du sang des jours, qui renaissent puis retombent.

Suis-je seul quand j’écris ? Non, pas tout à fait, je réside là en pleine vigueur, près de mes cils qui tanguent et mes doigts qui pulsent sur le clavier. Je vis alors dans mes rêves de foule. J’existe dans l’anticipation des lecteurs/lectrices, je vois mille spectatrices mordantes qui oseront m’aborder. Je me vois délictueux en performance. Liquoreux hawaïen dans la ville d’Elvis. Je bascule dans une transe chamanique, entouré de disciples curieux.

Écrire c’est m’asseoir dans une tour d’où je peux voir mes rêves les plus francs et mes prétentions les plus vives occuper le terrain de mon horizon. Écrire c’est constater ma solitude minable et tout à la fois ma dépendance aux autres.

L’écriture-exhaltation, l’écriture-exutoire, l’écriture-fulgurance, l’écriture-antipublic, la mise en scène sardonique auront été les marqueurs de mon expérience de performance individuelle dans l’univers du hors livre.

Par delà ma phase Klaus Kinski

Tout récemment, je me suis intéressé à la réalité virtuelle. Je me pose encore la question : comment peut-on intégrer la poésie à un univers immersif de type artificiel ? Sans chercher à y répondre, je me suis tout de même mouillé. Je suis du type laborantin, pour moi la littérature est une vaste expérience de tentative interpersonnelle en mode lettriste. C’est ainsi que j’ai joint mon désir d’exofiction, à la poésie et à la réalité virtuelle, en me plongeant dans la vie du poète new-yorkais Frank O’Hara. Ce poète, élément important de l’école de New York, qu’on a comparé à Apollinaire, pour son inventivité verbale, m’aura accompagné pendant deux ans. Saisissant l’occasion de rendre hommage à deux poètes phares dans mon panthéon des fous salvateurs, soient O’Hara et Apollinaire, je ne me suis pas interrogé longuement quant à savoir comment procéder. Il m’a semblé de prime abord qu’il fallait composer des calligrammes en 3D, manipulables, ceux-ci à l’image d’objets évoquant la vie d’O’Hara à New York dans les années 50. Ce qui me stimulait dans ce projet était ce jumelage entre poésie, forme 3D et exofiction. Mon but esthétique : raconter une partie de la vie du poète new-yorkais en utilisant des formes qui rendent à la fois hommage à son inventivité, son appétit pour les arts contemporains et la nouveauté technologique.

J’aime cet aspect de mon travail hors livre qui implique que je sois un réalisateur, un idéateur qui va chercher des professionnels de toutes disciplines pour réaliser ses idées visuelles. Bien entendu, puisque je n’y connaissais rien en programmation sur des logiciels utilisés pour construire les univers immersifs des jeux vidéos, c’est dans le cadre d’une résidence de poésie et d’arts numériques à Issy-les-Moulineaux, au CUBE, que l’on m’a associé avec le talentueux modélisateur Hugo Arcier. Grâce à lui et au financement du Conseil des Arts du Canada, à trois ans de travail et plusieurs versions du projet (2015-2018), nous avons finalement réussi à produire cette installation en réalité virtuelle à 360 degrés dans un univers immersif qui a pour titre La chemise de Frank O’Hara que j’ai eu le bonheur de présenter en primeur à l’Agence TOPO à Montréal le 30 octobre 2019 et au MOIS MULTI, à Québec, du 3 au 7 février 2020. Tout a été conçu à partir de quatre poèmes tirés de ma série La chemise de Frank O’Hara, qui ont été transformés en calligrammes 3D manipulables sous tous les angles et autant de montages sonores des lectures de ceux-ci amalgamés à des extraits de musiques appréciées par O’Hara, entre autres. Montages créés lors d’une autre résidence d’écrivain exploratoire au CENTRE BANG ! à Chicoutimi en décembre 2016.

Maintenant où me lancer, à quoi m’attaquer ? J’aimerais partir loin, m’exiler, voyager avec la poésie, non pas partir en camion en suivant la migration vers le sud des papillons monarques comme Daniel Canty, quoique cette expédition m’a fait beaucoup rêver, mais trouver mon propre itinéraire, mon propre amalgame flore/histoire, poésie/nouveaux médium. J’aime la nature, je reste un amateur de territoires à explorer, mon projet Les Petits Villages et tous mes projets sur les arbres montréalais en attestent; je suis aussi un fervent amateur d’intégration de la poésie aux nouvelles technologies, mon projet O’Hara en témoigne. Il y a en moi autant un Klaus Kinski qu’un Marie-Victorin, un Michel Lemieux, une Huguette Gaulin qu’un Mahmoud Darwich. Mon immolation programmée en réalité virtuelle (à la Christian Lapointe performeur théâtral que j’admire) dans un champ dont je connais les plantes, tout en racontant l’histoire d’une lutte sociale perdue d’avance, moi, en exalté qui continue à dire son texte, à parler en poème tout en se réduisant en cendre, voilà un peu le summum de l’intégration des arts, de la poésie et de la science qui saurait me convenir.

Dans un avenir pas trop lointain, j’aimerais malaxer tout ça, fondre tous les médiums et toutes mes identités en une, partir très loin, découvrir flore et faune, habitants distants et croquer le tout avec des caméras 360 degrés ou tester d’autres médiums neufs.

La poésie n’explore pas assez, ne prend pas assez de risque.

Je compte bien y remédier.

Bertrand Laverdure

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[1] L’urinoir de Duchamp, la pièce qui a ruiné ma vie, aurait été à tort attribuée à cet artiste conceptuel. Il s’agirait plutôt d’une œuvre de Elsa von Freytag-Loringhoven, poète dada, qui disait faire de « l’art agressif ». Sur la porcelaine, le R.Mutter, si on l’inverse, fait MUTTER et la mère de celle-ci serait morte d’un cancer de l’utérus. De plus, en allemand, si l’on prononce les deux mots d’un seul tenant, cela fait armut, soit pauvreté en langue germanique. L’artiste s’est suicidée en 1927. C’est à partir de 1950 que Duchamp a autorisé les reproductions de l’œuvre se l’attribuant sans ambages. Voir l’article : < ici >.