En 2005, Thomas Braichet effectuait une résidence de six mois au Studio Cormier grâce à un programme s’adressant aux moins de trente ans intitulé « Les Inclassables ». Le passage de ce jeune artiste français au Québec ne passerait pas inaperçu.

Dans la « lettre d’information » de l’Office franco-québécois pour la jeunesse, on qualifiait alors Braichet d’artiste verbi-voco-visuel, mais cela faisait-il vraiment de lui un artiste inclassable?

Comme plusieurs poètes-performeurs en France, Braichet a reçu une formation en arts plastiques. Aux Beaux-arts, il s’est intéressé à la typographie. À partir de 2000, il s’est penché sur les relations possibles entre lisible et audible en amalgamant l’écriture littéraire et des bandes-sons qu’il créait en parallèle. Au moment de notre rencontre, en 2005 au Studio Cormier, son premier livre — pour lequel il a dessiné une police de caractère — a déjà un an.

Il s’agit de On va pas sortir comme ça on va pas rentrer, premier audiolivre à paraître chez P.O.L. Pour ce livre, Braichet avait utilisé un vinyle destiné à l’enseignement du français aux Allemands, ainsi que sa propre voix chuchotant, disant et gueulant le texte afin de créer une composition sonore qui, imprimée sur CD, constituait la partie « audio « de l’audiolivre.  Les pages de la partie « livre » comportent deux colonnes. Sur la première, on peut lire la transposition textuelle de la bande son, la seconde est le poème complémentaire que le lecteur doit lire, idéalement à haute voix, en écoutant la bande sonore, la colonne de gauche lui servant de guide.

À ma connaissance, seul Braichet lui-même y arrivait et c’était beau de le voir en performance.

En 2008, Thomas Braichet est mort d’un cancer. Il avait 29 ans. Il a tout juste eu le temps de sortir son second audiolivre, toujours chez P.O.L, Conte de F_____.

On va pas sortir comme ça on va pas rentrer est en fait une partition.

Qu’est-ce qu’une partition, au fond, si ce n’est une sorte de manuel d’instruction qui vous guide pas à pas pour assembler différentes pièces ou matériaux afin de créer un nouvel ensemble cohérent et fonctionnel. Les différentes « pièces » de Braichet étaient donc le lisible et l’audible, ses « matériaux », les mots et les sons.

Or, il n’était pas le premier à travailler la littérature de cette façon. L’œuvre de Braichet s’inscrit dans une filiation prenant sa source chez Bernard Heidsieck.

1958, année de la révolution magnétique

Cette année-là, Heidsieck écrit le premier Poème-partition, celui sur la lettre A. Tout comme celui de Braichet, ce texte de Heidsieck se présente sur deux colonnes. Il s’agit d’une partition pour un seul instrument : la voix. Des phonèmes ou des mots monosyllabiques sont scandés rythmiquement. Difficile de ne pas penser à un André Marceau qui, plus près de nous dans le temps et dans l’espace, a fait un travail similaire en s’inspirant, entre autres, du traditionnel chant de gorge des Inuits, le kattajak.

En entrevue avec Anne-Laure Chamboissier & Philippe Franck, les réalisateurs du film Bernard Heidsieck, la poésie en action (2013), Bernard Heidsieck affirmait : « le poème, il faut le mettre debout […] le mettre debout, ça ne signifiait pas qu’il fallait absolument le lire debout, on pouvait très bien lire assis ou en marchant ou à genoux comme je l’ai fait ou derrière une table ou sans table, debout cela signifiait qu’on voulait situer le poème dans l’espace face à un public — à retrouver puisqu’il n’existait pas, à contacter, à susciter… »

Il faut dire que 1958 est aussi l’année où, sans le savoir ni se consulter, Henri Chopin, François Dufrêne, Brion Gysin et Bernard Heidsieck créent la poésie sonore. Outre leur inventivité respective, on peut attribuer la trouvaille, en partie du moins, à la disponibilité sur le marché du magnétophone, lequel permettra à des individus d’échantillonner et de mettre en jeu leur propre voix, diffusée en différé, avec la lecture en direct. 1958 marque donc, en poésie, le début d’une révolution magnétique dont le numérique ne sera en quelque sorte que le prolongement.

Heidsieck — poète, plasticien et banquier — ne tardera donc pas à tisser sa propre voix avec des enregistrements de celle-ci. Ce faisant, il entrainera à sa suite tout un mouvement. Parmi les artistes qu’il inspirera, Anne-James Chaton, souvent considéré comme son fils spirituel, demeure l’un des plus importants représentants de ce mouvement à ce jour.

L’âge du numérique : accélération de la démocratisation des moyens techniques

Au Québec, à partir de 2005, c’est donc Thomas Braichet qui fera rebondir le mouvement. Au Studio Cormier, il a été l’hôte d’un lancement de la revue C’est selon, dont faisait partie Daniel Canty et Renée Gagnon. Par le biais de Bertrand Laverdure, il a collaboré avec Rhizome au projet Les petits villages. Son influence s’est fait sentir dans les premiers travaux performatifs de Renée Gagnon qui, depuis, ont pris une direction tout aussi personnelle que fascinante.

La Belgique n’est pas en reste avec un personnage dont les contours pourraient se confondre avec ceux d’Heidsieck. Il s’agit de (Grand) Ordinaire, alias Éric Therer. Avocat de jour, poète-performeur la nuit, il emprunte volontiers au vocabulaire de son métier pour engraisser le champ lexical de sa poésie qui, elle aussi, carbure à l’échantillonnage, aux calques et aux superpositions (rendus facilement réalisables par les technologies numériques).

Bien sûr, ces bouleversements des pratiques et des genres artistiques et littéraires ne datent pas d’hier. À Bernard Heidsieck, on a attribué la paternité (en tout ou en partie) de la poésie sonore et de la poésie action. Il s’agissait là — même si ce dernier était également plasticien — de bouleversements qu’on pourrait qualifier de « disciplinaires », c’est-à-dire se produisant à l’intérieur même de la discipline. Or, aujourd’hui, certains artistes remettent en question la notion même de discipline. Elles n’ont pas encore disparue, mais il est indéniable que les frontières les délimitant sont de plus en plus floues et poreuses. Cette porosité a l’avantage de permettre à la poésie action ou sonore ou tout court de se faufiler jusque dans d’autres disciplines (parfois jusqu’à prendre sa place, ce fut le cas de Braichet qui fut un plasticien porté sur le mot avant d’être un poète ayant un penchant pour les arts sonores). En Grande-Bretagne, le duo composé du chorégraphe Jonathan Burrows et du compositeur Matteo Fargion a créé une pièce de Speaking Dance (c’est à la fois le titre de l’œuvre et sa définition), une danse parlée ayant beaucoup de caractéristiques en commun avec nombre de poèmes action, sonores ou performés. Comme quoi, si le langage est déjà présent dans presque toutes les formes d’art, on voit que la poésie — dont c’est le matériau principal — n’en est jamais loin.


Crédits et partenaires :

Auteur : Simon Dumas
Révision des textes : Yves Doyon


Pour plus d’information sur ce sujet, voyez « La poésie action de Bernard Heidsieck », un papier de Giovanni Fontana à paraître dans le numéro 120 de la revue Inter Art Actuel.

Le documentaire Bernard Heidsieck, la poésie en action d’Anne-Laure Chamboissier & Philippe Franck fut projeté au Lieu, à Québec, en présence de Philippe Franck, le 8 mai 2015, ainsi que le 17 mars 2016, en soirée, à la Maison de la littérature de Québec.


Références (hyperliens) :