Commençons par quelques évidences.

Le métier d’écrivain consiste à créer de l’art à partir du langage. Le livre est un support. L’artiste peut questionner le support dans son art… ou pas. Le livre — ou, plus largement, l’imprimé — est le lieu d’expression privilégié de la création littéraire.

Mais pas le seul.

D’autres évidences :

La littérature est un art. Les écrivains sont des artistes. Tout comme le peintre, le metteur en scène, le cinéaste.

Beaucoup de peintres, metteurs en scène et cinéastes consomment de la littérature. Beaucoup d’écrivains apprécient les arts visuels, vont au théâtre et au cinéma.

L’art, sa production tout comme sa consommation, est une écologie.

Une circulation.

Le langage est un matériau.

Le matériau principal de l’écrivain. Un matériau parmi d’autres dans la palette de l’acteur, du dramaturge, du cinéaste.

Quelle est la palette de l’écrivain? Se cantonne-t-il vraiment qu’aux mots?

Il y a belle lurette que le matériau ne catégorise plus strictement l’art : ceci est une peinture car de la couleur est utilisée; ceci est du cinéma, car des images sont en mouvement. Au contraire, le peintre utilise la vidéo, le cinéma fait son nid au théâtre.

Les arts se décloisonnent.

D’un côté, les disciplines empruntent de plus en plus aux pratiques et aux matériaux des autres arts. De l’autre, des artistes ne se reconnaissant pas d’affinités avec les canons de la classification des arts se réclament soit d’une nouvelle discipline soit d’aucunes. À tâtons, ces mêmes artistes, ainsi que leur milieu, essaient d’établir une terminologie nouvelle faisant référence à leur pratique : arts multi, interdisciplinaires, transdisciplinaires, indisciplinés.

Employés depuis plus de dix ans, ces termes ne font toujours pas l’objet d’un consensus aujourd’hui.

Et la littérature?

En avril 2011, j’étais invité comme panélliste à la table portant sur les « nouveaux espaces de la création littéraire » du Forum sur la création littéraire au Québec. Je devais faire une présentation de dix minutes — une de quatre, il y avait trois autres invités — après quoi, une discussion ouverte entre panéllistes et avec le public suivait. J’ai dit en substance ce que je viens d’écrire ci-haut. Et j’ai ajouté qu’il est fâcheux qu’au Québec nous ayons cette habitude de séparer la littérature – et ses créateurs – des autres disciplines artistiques. Nous disons « les arts et les lettres », « les artistes et les écrivains ». Or, comme je l’ai dit, la littérature est un art et les écrivains sont des artistes. La perte d’intérêt et les préjugés dont souffrent bien souvent la littérature et les écrivains pourraient bien être le prix que nous payons pour nous isoler ainsi.

On peut décliner grossièrement les médiums de la littérature comme suit : il y a le livre, les pratiques orales ou scéniques, les œuvres littéraires numériques et hypermédiatiques. Ces expressions coexistent, dialoguent et, nous l’espérons, s’enrichissent mutuellement. Pour cela cependant, le milieu littéraire a besoin de moyens de création, de lieux d’expression et de la compréhension par ses pairs qu’un spectacle littéraire ne consiste pas en l’habillage d’un texte récité avec de la musique ou des images afin de le rendre plus attrayant, mais de la prise de possession par des artistes littéraires (dois-je inventer le terme?) des matériaux « spectaculaires ». Un auteur monte sur une scène. Il va dire un texte. Détachée du livre, la forme du texte s’amplifie. Il y a toujours le rythme, le souffle, mais aussi la voix de l’auteur, son rythme, son timbre, sa personnalité, peut-être sa nervosité. La voix véhicule du texte, mais aussi matière sonore, mais aussi partie du corps. Le corps de l’auteur, sa présence, sa présence dans un espace, une lumière, une présence en relation avec un public. Cet auteur doit soudain composer avec les mêmes quatorze systèmes de signes qu’au théâtre. Pourquoi en ferait-il abstraction? Et s’il en tient compte, cela fait-il automatiquement de lui un homme de théâtre?

Bien sûr que non.

Et l’auteur, dès qu’il aborde et questionne ces matériaux, les fait siens. Ils deviennent alors tout aussi littéraires que le langage lui-même peut l’être. C’est-à-dire que l’auteur en fait ses matériaux.

Mais quand même…

Le langage n’est pas un matériau comme les autres.

Il est immatériel et culturel. Il charrie tant l’histoire des mots que celui de la communauté qui est rassemblée autour de lui. Il précède et succède aux individus, mais provient de ceux-ci et jamais ne cesse d’être refaçonné par l’usage qu’ils en font. C’est un organisme tentaculaire capable d’échanges et d’autorégulation. Capable de mourir aussi.

Le langage, parce qu’il est une des principales pierres d’assises de la culture, s’insinue dans presque toutes les formes de l’expression artistique. Je ne pense pas qu’au théâtre et au cinéma. Je connais plusieurs plasticiens qui, à force d’intégrer des mots dans leur travail pictural, ont fini par devenir poètes.

Vecteur de la communication, bien sûr — besoin des mots pour véhiculer une histoire, incarner un personnage, permettre le dialogue —, mais nombres d’écrivains cherchent dans les mots ce qui nous questionne en tant qu’être social.

Car, chaque mot a cette épaisseur, cette charge, qui rend la lecture d’une œuvre plurielle.

Cette idée a peut-être commencé à s’immiscer dans ma tête le jour où, alors que j’étais toujours sur les bancs de l’Université Laval, un de mes professeurs, Éric Van der Schueren je crois, a dit en passant que la raison pour laquelle on décapitait les rois, c’est que, symboliquement, on coupait la tête de l’État.

La capitale est à la tête d’un pays, le chef est à la tête d’une bande, le couvre-chef se porte sur la tête, décapiter c’est couper la tête, le capitaine, bon… c’est comme le chef, etc.

Les mots s’usent, perdent de leur tranchant, s’empâtent, se chargent d’ambigüité et d’Histoire. C’est cette épaisseur qui constitue la vraie matière de la littérature.

Mais cette épaisseur, c’est la lecture qui la donne aux mots. C’est l’expérience, individuelle et collective de chaque lecteur, qui insuffle son bagage à chacune des particules du langage.

C’est ce qui me fait penser de plus en plus qu’être écrivain, c’est être son premier lecteur. Écrire serait une sorte de lecture active du texte qui s’écrit et se réécrit et se réécrit.

L’impression sur la page est la fixation de ce processus. Une passation aussi où celui qui a créé partage, laisse aller, donne à interpréter.

Ces processus de lecture sont pour moi à la base de mon travail de création littéraire « hors les livres ». Un écrivain montant sur une scène ou prenant la caméra vient ajouter une couche de lecture « active » à sa création. Un écrivain collaborant avec des artistes d’autres disciplines afin de faire de son texte une œuvre nouvelle en le faisant passer à travers le bagage d’expériences de ceux-ci, en faisant subir à ce texte d’autres pratiques de trituration du sens…

Cet écrivain-là ajoute des couches de lecture « active » à son travail.

Il y ajoute d’autres matériaux.

Il organise une première rencontre de l’Autre.

La littérature utilise le langage pour nous questionner en tant qu’être social… dire cela, n’est-ce pas aussi (re)réclamer la place de l’écrivain dans la sphère publique? De tout temps, les poètes se sont avancés au-devant des leurs pour diffuser à la criée leur art. Dire que la création littéraire est un acte solitaire est faux, c’est seulement la première phase du travail qui l’est.


Crédits et partenaires 

Auteur : Simon Dumas
Révision des textes : Yves Doyon

Le langage est un matériau est un texte qui a été publié dans l’oeuvre Fade out des Éditions Rhizome en hiver 2014.