Que peut signifier le mot « traduction » si on prend celui de « langage » au sens large? Je devrais dire « langages », au pluriel, tant il est vrai qu’on ne peut opérer de traduction sans un point de départ et un autre d’arrivée.
Le chemin qui se profile entre ces deux points est un processus, le plus souvent invisible, mais qui, pour certains, devient artistique. Le processus de traduction comme processus de création. Ce fut le cas pour Nicole Brossard qui, dans son roman iconique le Désert mauve, s’intéresse à la traduction tant comme thème que comme processus. Ici, il s’agit de traduction littéraire, du travail de la traductrice littéraire qui est, au final, très similaire à celui du lecteur. Pour explorer la traduction, Nicole Brossard se base sur le sens usuel du mot « langage », c’est-à-dire un système génératif de sens dont les signes sont des mots. Dans le Désert mauve de Nicole Brossard, on retrouve le Désert mauve de Laure Angstelle, auteure fictive d’un récit dans le récit qui sera ensuite traduit, du français au français, par Maude Laures, une traductrice tout aussi fictive. Le vrai sujet du roman est ce processus de lecture par lequel Maude Laures s’approprie l’univers du Désert mauve, y injecte ses propres images, son univers de référence.
Or, lire n’est-il pas déjà un processus de (re)création ?
Ma propre démarche, interdisciplinaire, se base sur des processus de lecture qui sont proches de ceux de Maude Laures. En tant que poète réalisant des œuvres interdisciplinaires (le plus souvent scéniques) se basant sur des textes littéraires, l’enjeu de la création est pour moi de recréer un langage propre à une œuvre composée des différentes traductions qu’auront opérées des artistes d’autres disciplines d’une œuvre littéraire vers leur propre langage de création — qui l’art audio, qui le jeu d’acteur, la vidéo, etc. Pour moi aussi, donc, la traduction est un processus de création, mais il faut prendre cette fois le mot « langage » dans un sens plus large, celui de « langages artistiques ».
En tant qu’écrivain et artiste, je m’intéresse particulièrement aux processus génératifs de sens. Et bien sûr, mon matériau privilégié est le langage.
Origine, influences et questionnements
Je suis très attaché à la notion de « modalités d’existence » (merci au séminaire d’introduction à Peirce que j’ai suivi il y a de ça dix ans). Le langage et la réalité n’évoluent pas dans les mêmes sphères, quoique celle du langage soit comprise dans celle de la réalité et qu’il y fasse référence.
La réalité aussi est un sujet qui m’intéresse, surtout quand on l’aborde en faisant entrer dans l’équation la question de la perception.
Langage / écriture / réalité / perception, la table est mise.
Une fiction est une réalité dans une réalité autre, plus large. C’est une question de point de vue (de lecture). Si on pouvait prendre la place d’un personnage, sa fiction deviendrait notre réalité. Le romancier Neil Bissoondath affirme que ses personnages s’imposent à lui, apparaissent ou surgissent dans sa vie, lui parlent, et qu’il n’a qu’à transcrire la vie qu’ils lui racontent. Au fil des rencontres et des discussions, les personnages de Bissoondath lui révèlent peu à peu le tissu de leurs relations, leur milieu de vie, etc. Une réalité parallèle se met alors en place : une fiction.
Réalité de l’imagination. Ce que l’on imagine est-il moins réel que ce qui se tient devant nos yeux? Au bout du compte, quelle est la différence entre une image qui se forme dans notre tête lorsque nous avons les yeux fermés et celle qui s’y forme quand nous les avons ouverts ?
Vivre, ne serait-ce pas lire la réalité ? Et le lecteur n’a-t-il pas la liberté d’interprétation ? La table est mise.
Dans son roman le Désert mauve, Nicole Brossard pose des questions très similaires.
L’auteure y explore les modalités d’existence en les transposant, d’une part, en niveaux de fiction et, d’autre part, en focalisant la narration.
Le Désert mauve de Nicole Brossard, c’est d’abord le Désert mauve de Laure Angstelle. Un roman dans le roman, le récit, de la main d’une auteure fictive, racontant l’histoire de Mélanie, le personnage d’une adolescente de quinze ans qui vit avec sa mère dans le désert, près de Tucson, Arizona. Récit d’une quête initiatique de Mélanie qui cherche, à travers ses sens, à travers des expériences et des émotions, à comprendre ce que c’est que la réalité. Ce que signifie ce mot.
Pour Mélanie, le désir n’est pas moins réel ou énigmatique que le paysage.
Donc, Laure Angstelle, un personnage de Nicole Brossard, pose une première fois dans le roman la question de la perception et de la réalité. Entre alors en scène Maude Laures. Un autre personnage, celui d’une Montréalaise, traductrice de profession. Elle décide de traduire le Désert mauve de Laure Angstelle.
Changement de niveau de fiction. Pour Maude Laures, l’univers de Mélanie est une fiction. Pour nous lecteurs, il vient de devenir une fiction à l’intérieur de celle de Maude Laures à l’intérieur d’un roman de Nicole Brossard.
Après le récit extradiégétique de Maude Laures commençant la traduction, on entre dans les exercices que celle-ci s’impose afin de s’approprier l’univers de Mélanie. Il ne s’agit pas ici d’un nouveau niveau de fiction, mais d’une focalisation. Ces exercices de Maude Laures sont pris en sandwich entre les deux sections Un livre à traduire (récit extradiégétique de Maude Laure traduisant le livre), eux-mêmes en sandwich entre le Désert mauve « original » et sa traduction :
Le désert mauve de Nicole Brossard
Le Désert mauve de Laure Angstelle
Un livre à traduire
Lieux et objets
Personnages
Scènes
Dimensions
Un livre à traduire (suite)
Mauve, l’horizon de Laure Angstelle traduit par Maude Laures
Une des particularités de ce roman tient du fait que les processus de lecture (de traduction) sont rendus manifestes dans la fiction. Les démarches qu’entreprend le personnage de Maude Laures pour traduire le Désert mauve ne sont pas si différentes des tribulations de Mélanie. Maude Laures, par ses efforts pour entrer dans le Désert mauve, pose une seconde fois — mais dans une autre modalité — la question de la perception et de la réalité (fiction ?).
Ce que met en évidence cet exercice littéraire, entre autres, c’est que l’auteure est l’unique interface entre la réalité et la fiction ou, oserai-je dire, entre sa réalité et celle de ses personnages. Au cinéma, un nuage passant devant le soleil peut changer directement une scène. En ce qui a trait à la création littéraire, l’influence de la réalité passe obligatoirement par le filtre de la perception de l’auteure. C’est pour cela que, quand il est question du Désert mauve, je parle d’un processus en éprouvette : tout se passe dans le giron de l’univers fictionnel qu’a créé Nicole Brossard, à l’intérieur de cette construction narrative (tous les écrivains savent que ces constructions atteignent à un moment donné un certain degré d’autonomie) ; ce qui faisait dire à mon professeur Jean-Noël Pontbriand que le langage est un matériau culturel vivant, ayant presque sa conscience propre.
Pratique : quelques exemples personnels
Comme je le mentionnais en début de texte, en plus d’écrire je crée des spectacles. La création d’un spectacle est un travail collectif ayant recours à des artistes de différentes disciplines. On dit qu’il y a quatorze systèmes de signes au théâtre (le texte, le jeu, le costume, les déplacements, les décors, etc.). La littérature n’en compte qu’un, mais l’épaisseur du texte, sa pluralité, s’exprime ailleurs.
Ce qui m’intéresse ici, ce n’est pas tant les systèmes de signes au théâtre que la pluralité des lectures. Créer est un acte de lecture tant en littérature qu’ailleurs. Lecture de la littérature qui nous précède, bien entendu — d’où l’intertextualité —, mais aussi lecture du réel, incluant le politique, l’artistique et le culturel. Lors de la création d’un spectacle — d’autant que les miens se basent toujours sur un ou des textes littéraires —, les lectures se mêlent, s’entrecroisent, se choquent. Et comme la lecture est affaire de langage, ces perceptions sont transposées dans les langages de chacun : qui la musique, qui l’image, qui le texte. Comme Nicole Brossard, je m’intéresse, dans mon travail de création, aux processus de lecture et de traduction. La traduction d’un langage artistique vers un autre. La mise en scène du spectacle — le résultat de la démarche — étant un méta-niveau de lecture tissant entre elles les diverses traductions qu’a engendrées le processus.
Cette démarche, évidemment, ne pouvait aller dans un seul sens. Si, dès mon troisièmes livre de poésie, La chute fut lente, interminable puis terminée, paru à la Peuplade en 2008, l’intertextualité tient une place centrale (le texte est une sorte de dialogue avec une Geneviève Amyot inventée), c’est avec le texte suivant que mes pratiques littéraires et interdisciplinaires se croisent vraiment. Ce texte (ou devrai-je dire projet), encore inédit aujourd’hui, s’intitule Fade out.
Fade out est d’abord un texte de poésie sur la perte et l’absence qui est devenu, au fil de l’écriture, une réflexion sur l’image, la perception et la mémoire. Le point de départ de la suite poétique est une photo. Scène de ma vie privée, la photo représentait une femme, un matin, devant la fenêtre de la chambre. Scène simple à partir de laquelle se tisse une histoire, toute simple elle aussi : la femme prend la décision de me quitter. À partir de ce moment — de la perte de l’objet —, le texte devient une réflexion poétique sur la perception qui transforme une première fois le sujet et sur la mémoire qui l’altère une seconde fois. L’écriture de ces textes à partir d’une photo fut un premier mouvement d’interprétation et de glissement du sens, ainsi qu’une transposition dans un autre langage de création.
Peu de temps après l’écriture, la photo d’origine fut perdue. J’ai eu envie de retourner à l’image, d’opérer le mouvement inverse. J’ai donc organisé une séance de prise d’images avec un modèle. Je savais déjà à ce moment-là que ces images serviraient à créer une performance de poésie et qu’un second mouvement de sens aurait lieu à travers sa création.
Le spectacle met en scène le poète et les images recréées de la photo perdue. Au centre de la scène se trouve un unique écran. Il est carré, assez petit, d’un mètre quatre-vingt de côté. La plus grande partie de la scène est vide. C’est tout aussi bien le hors-champ de l’image que l’aire de jeu du poète.
Plusieurs des vingt-deux poèmes ont basculé dans l’un des treize autres systèmes de signes dont j’ai brièvement parlé. Ce n’est pas seulement l’image qui prend le relais du sens, mais la combinaison de celle-ci avec la trame sonore (d’Érick d’Orion), les éclairages et mes déplacements. Avec mon corps, je crée des interférences dans l’image en passant soit dans le faisceau de la projection vidéo soit dans celui de la lumière, projetant mon ombre sur l’écran. Toutes ces interférences sont autant de façons de questionner l’image (sa diffusion et sa perception) en même temps que la présence en scène du poète.
De l’image, aller au texte. À partir du texte, faire parler l’image. De la combinaison texte et images, trouver un langage scénique. Pour écrire ce langage scénique, j’ai eu recours à des collaborateurs qui ont intégré leur propre lecture de ce texte et de ces images à l’équation.
Circulation entre les disciplines artistiques, leurs médiums, et dialogue entre les langages de création de chacun. Le résultat de ce processus d’allers-retours et de mise en commun fut une lecture-performance alliant poésie et arts médiatiques (en partie interactive) de 17 minutes. Fade out fut présenté à Québec, Montréal, Bruxelles, Mons et Paris entre 2008 et 2012.
Dans Mélanie, mon dernier livre paru le printemps dernier chez Hexagone, je mentionne Fade out :
Si je quitte maintenant la femme de la photographie – avec qui j’ai vécu – et que j’essaie de saisir les contours d’un personnage de fiction – disons Mélanie, du Désert mauve de Nicole Brossard –, quelle serait pour moi la différence ? L’une existe-t-elle plus que l’autre ? P.13
Le projet Mélanie transpose en fiction l’expérience intime de Fade out et s’inscrit dans la continuité de mon processus de création. Pour les besoins de la cause, la fiction est empruntée à une autre auteure, celle du Désert mauve. Il s’agissait, pour l’écriture de ce livre, de tisser des lectures « disciplinaires », mais de le faire dans le giron de la construction textuelle. Autrement dit, il est question de cinéma et de photographie ; le texte met en scène le projet de reconstituer photographiquement Mélanie. De fait, j’engageai un modèle. Le shooting photo eut lieu, mais les photos ne sont pas reproduites dans le livre. Elles sont plutôt re-transposées en littérature. En cela, l’exercice se rapproche davantage de celui du Désert mauve, la réalité n’entrant que par l’interface de l’auteure.
C’est plutôt par le biais des lectures d’un groupe de femmes que la réalité est venue chambouler plus directement l’écriture. Et c’est par cette démarche du « faire lire » que ma création littéraire s’est le plus rapprochée du processus de création de spectacles. J’ai écrit Mélanie en résidence au Mexique. J’y ai recruté, parmi mes connaissances et même des gens croisés dans la rue, des personnes qui me faisaient penser à tel ou tel personnage du Désert mauve. J’ai dégoté et distribué des copies en espagnol du roman, organiser des discussions. Deux de ces femmes ont accepté de se plier à des exercices. Je leur ai demandé 1) de choisir un personnage du roman, 2) de le décrire, 3) d’imaginer une rencontre avec lui, 4) d’inventer un dialogue entre ce personnage et elles-mêmes.
Les textes qu’elles m’ont fournis, surtout ceux de Mariela Oliva, ont été tout à fait déterminants pour l’écriture de deux des trois dernières parties du livre.
Par rapport à Fade out, Mélanie est une sorte de retour de balancier. Le premier réalise la rencontre de mes démarches d’écriture et de mise en scène dans un spectacle. Le second le fait dans le texte.
Ceci dit, le balancier n’a peut-être pas fini de se balancer. Ce livre, Mélanie, est pour moi une étape vers l’adaptation du Désert mauve au cinéma. Une façon de tâter le terrain en création. De nombreux allers-retours sont donc à prévoir entre le littéraire et d’autres disciplines et ce, jusqu’à ce que ce cycle, cette relation à ce roman, en arrive à une sorte de conclusion.
Ces processus, cette circulation, n’ont rien d’extraordinaire en soi. Ils s’opèrent d’eux-mêmes la plupart du temps, mais j’aime à penser qu’ils amènent la littérature à participer à un mouvement de décloisonnement des arts. Et j’aime à penser que la littérature a beaucoup à apporter aux arts de la scène, de la performance, ainsi qu’aux arts médiatiques et multi. Je viens de la littérature et la littérature est le point de départ de toutes mes créations. Cela détermine le chemin qui mène du désir de l’œuvre à son accomplissement. Or, l’œuvre aboutie n’est-elle pas le résultat du chemin parcouru?
Auteur : Simon Dumas