En guise de préface
Ce que j’aime de ce texte de David Turgeon, c’est qu’il remet en lumière l’incidence considérable qu’ont les récits dans la vie de chacun et donc, par une simple opération d’addition, sur les civilisations entières. En mettant en perspective un texte de la Bible avec une œuvre d’art sonore contemporaine, il illustre toute la longévité et la profondeur de l’impact qu’ont certains récits, et ce, de manière transversale puisque cet impact touche autant la culture (au sens large) de millions de gens que la sensibilité d’artistes actuels quelque deux milles années plus tard. Ce faisant — et sans le savoir sans doute —, il emprunte partiellement le même chemin qu’un Michel Serres qui, dans une conférence intitulée Les nouvelles technologies : révolution culturelle et cognitive, parlant de l’importance qu’a eu l’invention de l’écriture sur l’évolution des sociétés humaines, mentionne au passage l’incidence colossale qu’ont eu ceux qu’il a nommés « les prophètes écrivains d’Israël ». J’aime ce rapprochement entre écrivain et prophètes, car cela me rappelle que la Bible est aussi un recueil de textes littéraires.
Sur une musique révolutionnaire
Un texte de David Turgeon
Ce petit essai a été commandé par le duo d’Orion-Massecar à l’automne 2023, dans le but d’être intégré à leur œuvre Fragments d’apocalypse, remise en contexte d’un classique du répertoire électroacoustique, l’Apocalypse de Jean (1968) de Pierre Henry, qui est elle-même une relecture de l’Apocalypse du Nouveau Testament. Pendant la performance du duo, certains extraits du texte, sélectionnés par Simon Dumas, sont projetés sur l’écran et invitent le public à réfléchir au rôle de l’Apocalypse dans l’histoire biblique ainsi que dans l’art révolutionnaire. Le texte complet est conçu comme une sorte de « matière première » pour la performance. Je n’ai pas voulu contrôler quels extraits seraient projetés sur la scène. Je ne dis ici sans doute rien de très neuf au sujet de l’une ou l’autre Apocalypse ; j’ai surtout voulu procéder à une synthèse maison, pour ma propre gouverne, et donc peut-être aussi à celle de quelqu’un d’autre. Les références sont données en fin de texte.
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Un texte aussi ancien que l’Apocalypse attribuée à Jean de Patmos – texte qui a traversé presque deux millénaires sans ciller ou presque – transportera toujours avec lui une infinité de couches de lectures, de relectures et de récritures. L’œuvre qu’a composée Pierre Henry en 1968, et qui se nomme L’Apocalypse de Jean, est l’une de ces récritures, fondée en grande partie, comme on le dit souvent, sur les images du texte biblique et, pour tout dire, son côté spectaculaire. Mais s’agit-il seulement d’images ? Pierre Henry s’est-il contenté de produire l’avatar musical d’une marmelade de personnages, de nombres et de symboles que d’aucun·es aimeraient traduire en autant de vérités prophétiques (car on aime donner à ce texte mystérieux une vertu divinatoire) ? Non, il y a autre chose sous l’Apocalypse de Jean selon Pierre Henry, et qui tient, je pense, à un phénomène d’histoire.
Quelques considérations d’abord. L’Apocalypse est un texte du premier siècle, écrit à peine vingt ou quarante ans après les premières Épîtres de Paul (qui sont les textes les plus anciens du Nouveau Testament). Sa place dans le canon, qui s’est conclue quelque part autour du IVe siècle, n’allait pas de soi, et a donné lieu à bien des débats. Ce n’était, en outre, pas la seule apocalypse chrétienne ; mais c’est elle, et elle seule, qui a été choisie pour clore le Nouveau Testament. Elle y est toujours.
Cette place finale de l’Apocalypse n’est pas un choix innocent. Rhétoriquement, elle paraît faire tenir à ce texte un rôle symétrique à la Genèse : au début du monde correspond la fin. Mais c’est oublier qu’une apocalypse ne fait pas que refermer un monde : elle en prépare un autre. Ce texte aurait tout aussi bien pu ouvrir le Nouveau Testament, et servir non pas de finale catastrophique, mais d’annonce de la révélation – de manifeste, si on veut. Mais c’eût été impensable : les savants chrétiens du IVe siècle n’auraient pu donner à l’Apocalypse la première place du canon, quand bien même elle leur eût paru logique. Il fallait absolument reléguer en fin de volume ce texte qui posait un problème politique beaucoup trop délicat.
C’est que l’Apocalypse est, à proprement parler, un texte juif. Le genre littéraire comme les dates ne mentent pas. Ce texte a été écrit à une époque où ce que l’on appelle aujourd’hui christianisme se résumait à une secte juive messianique très minoritaire dont le héraut était un certain Jésus-Christ, mort sur la croix deux ou trois générations plus tôt. Ce texte appartient en outre à un genre littéraire dont l’historicité se confond avec celle du peuple hébraïque : la Torah contient quatre livres apocalyptiques (Daniel, Isaïe, Zacharie, Ézéchiel), sans parler des apocryphes. Enfin, la plupart des analyses de l’Apocalypse de Jean s’entendent pour identifier les symboles antagonistes (« Babylone », « la grande prostituée ») à l’Empire romain qui dominait alors la Palestine. Il est donc assez plausible que l’Apocalypse ait été délibérément pensée par Jean de Patmos (où de quiconque en est l’auteur) comme un pamphlet anti-romain ; pamphlet où c’est incidemment le personnage du ressuscité Jésus-Christ qui, départi de son image de prophète d’amour, se transforme en implacable dieu vengeur.
Ce caractère anti-romain devient remarquable lorsqu’on le compare au passage malheureusement trop connu de la Première épître aux Thessaloniciens de Paul, où les Juifs sont explicitement désignés comme « ennemis de tous les hommes » qui « ne plaisent pas à Dieu » – un peuple qui a « fait mourir le Seigneur Jésus ». Au fait, ce passage est souvent cité, à raison, pour rappeler les racines profondément chrétiennes de l’antisémitisme. La recherche historique s’accorde pour dire que c’est bien un préfet romain nommé Pilate qui a ordonné la crucifixion de Jésus vers l’an 30 ; mais Paul de Tarse, à l’époque où il écrit ses premières épîtres, souffre du rejet des autorités juives, qui ne supportent pas l’existence de cette secte messianique qui commence à s’installer dans l’Orient. En outre, Paul n’est pas sans savoir que la nouvelle église du Christ compte parmi ses ouailles un nombre non négligeable de « craignant-Dieu ». Ce nom désigne les païen·nes attiré·es par le judaïsme mais dont plusieurs, en fin de compte, adoptent plutôt le christianisme. Beaucoup des auditeur·ices de Paul s’identifient donc plus ou moins comme sujets de l’Empire romain, et ne se sentent nullement concerné·es par les guerres de libération juives ; et ce n’est pas Paul qui les incitera à l’insurrection : il les encourage au contraire à respecter César (parce que justement César n’est que l’empereur « terrestre » et non « céleste »). Le christianisme selon Paul de Tarse se veut la révélation, grave et pathétique, d’un messie d’amour injustement rejeté, non par l’Empire romain, mais par le judaïsme orthodoxe. Révélation emballée dans une interprétation très permissive des coutumes religieuses judaïques : exit, par exemple, la circoncision et les interdits alimentaires trop contraignants. Devenir chrétien n’est pas bien difficile : suffit de demander.
Au premier siècle, il y eut donc coexistence, au sein d’une même secte (le christianisme), de deux tendances politiques pour le moins opposées : anti-romaine versus anti-judaïque. Les premiers « chrétiens » (et Jésus le premier) se voyaient sincèrement comme des Juifs ; leur originalité était d’apporter la « bonne nouvelle » de la résurrection de ce messie qui aurait été plus ou moins annoncé dans certains textes de la Bible hébraïque. Mais la parole de ces Juifs messianiques n’a convaincu qu’une toute petite minorité de leurs coreligionnaires – tandis qu’elle séduisait, paradoxalement, une foule grandissante de païen·nes qui n’avaient aucune raison d’être concerné·es par des questions de politique extérieure. Présence concurrente, donc, de communautés que les historien·nes d’aujourd’hui appellent « judéo-chrétiennes » (qui continuaient de respecter la Loi juive tout en admettant la résurrection du Christ) et, d’autre part, de communautés « pagano-chrétiennes » d’origine non-juive (et il n’est pas interdit d’imaginer que l’on y continuait parfois de participer, fort œcuméniquement, aux cultes païens en parallèle avec les cérémonies chrétiennes). La coexistence des deux « tendances » s’étiolera après la conversion de l’empereur Constantin, en 312, qui transformera le christianisme en religion impériale romaine, et ouvrira inopinément la porte à l’hégémonie de cette religion dans le monde occidental. On ne fait sans doute pas un énorme contresens en considérant le catholicisme d’aujourd’hui comme le rejeton direct d’un pagano-christianisme dont les dieux, déesses, héros et héroïnes ont été transmué·es en une « trinité » affublée d’une armée de saints et d’anges plus ou moins anonymes, sans parler de cette déesse-mère qu’est la Vierge elle-même. (L’historien Paul Veyne a bien montré que dans ces matières il fallait prendre le mot « monothéisme » avec quelques pincettes.)
L’Apocalypse de Jean est donc une relique curieuse de cette « jeune pousse » qui a cessé de donner des fruits après Constantin : le judéo-christianisme. C’est un roman d’anticipation qui imagine un soulèvement céleste contre l’ennemi romain. Et qui, forcément, apporte avec lui une pensée révolutionnaire : la fin d’un monde est le début d’un autre qu’on devine meilleur. Parmi les lectures qu’on peut faire de l’Apocalypse, il en est une qui concerne, bien évidemment, la teneur de son message politique. Le Jésus-Christ de l’Apocalypse (ainsi que le remarque perfidement D. H. Lawrence commenté par Fanny et Gilles Deleuze) ne porte plus un message d’amour ; au contraire, il brandit l’épée et pourfend l’ennemi sans plus d’états d’âme. Le Jésus-Christ de l’Apocalypse est un dieu exterminateur. C’est aussi un personnage qui porte la volonté collective. D’une figure « aristocratique » (le Jésus désintéressé, accompagné d’une cohorte d’apôtres tout à son service, qui a le luxe d’amener sa parole aux foules adoratrices de Palestine), on passe à l’incarnation d’une collectivité « plébéienne » que la question toute théorique de l’amour fraternel intéresse peu, et qui cherche d’abord à faire tomber l’empereur. Selon Lawrence, le peuple chrétien dépeint par Jean de Patmos ne préfigure pas moins que le péril bolchévique. L’Apocalypse, redoutable pamphlet d’extrême gauche. Il fallait y penser.
Pour Pierre Henry, la musique concrète est « impliquée dans l’actuelle manifestation sonore de l’homme » (si elle n’est pas cette manifestation même). Il me semble assez probable qu’au-delà des « images » spectaculaires de l’Apocalypse, c’est le sujet révolutionnaire qui a intéressé le compositeur. Henry est lui-même au centre d’une révolution esthétique ; il écrit des manifestes ; donne à sa pratique le statut de « démarche spirituelle ». Artiste idiosyncratique, longtemps à l’écart des institutions, qui incarnera pourtant avec ses pairs (en collectif, donc) un renouveau musical sans beaucoup d’équivalents : la musique concrète. C’est un événement majeur dans la politique des arts.
En automne 1968, Pierre Henry crée L’Apocalypse de Jean, en ouverture d’un concert de vingt-six heures consacré à son œuvre déjà proliférante, dans une salle où les spectateur·ices pouvaient déambuler à leur guise ou même se coucher sur un matelas pour mieux écouter. Dans ce dispositif même, simple et désinvolte – en tout cas tout sauf solennel –, on reconnaît évidemment un geste révolutionnaire de toute époque, celui de l’accueil fraternel : c’est celui des petits partis et des petites églises. Et pour porte-étendard, rien de moins que les images limpides et martiales de l’Apocalypse du Nouveau Testament.
Dans L’Apocalypse de Jean de Pierre Henry, on reconnaît en outre le rôle du manifeste qui clôt l’histoire ancienne et ouvre l’histoire nouvelle, manifeste que l’histoire nouvelle s’acharnera ensuite à commenter sous tous les angles ; on reconnaît non pas un évangile d’amour mais bien une texte de révolution, qui affirme que c’en est assez des politesses, et qu’il est temps d’agir : « Proche est le temps », comme l’annonçait déjà Jean de Patmos… Des révoltes juives, on passe aux révoltes de Mai, et de ces deux révoltes combinées on passe aux insurrections de la musique concrète. En 1968, l’apocalypse selon Pierre Henry, c’était révolution par-dessus révolution par-dessus révolution.
Références
Michel Chion, Pierre Henry, Paris, Fayard, 2003.
Gérard Mordillat et Jérôme Prieur, Jésus contre Jésus, Paris, Seuil, 1999.
Gérard Mordillat et Jérôme Prieur, Jésus après Jésus, Paris, Seuil, 2004.
Gérard Mordillat et Jérôme Prieur, Jésus sans Jésus, Paris, Seuil/Arte, 2008.
Paul Veyne, Quand notre monde est devenu chrétien : 312-394, Paris, Le Livre de poche, 2010.
À propos de l’auteur
David Turgeon est l’auteur de cinq romans, dont L’inexistence, Simone au travail et Le continent de plastique, et de l’essai À propos du style de Genette, tous parus au Quartanier. En 2020, il a publié «La voix derrière le voile», un article théorique sur l’acousmatique et la mort du narrateur, dans la revue Poétique. Il exerce à Montréal le métier d’informaticien.